mercredi 17 octobre 2018

Pour l'atelier d'écriture de la médiathèque:

Consigne d'écriture: "Sur le bout de ta langue"
Création d'un conte délirant (mots / maux): un héros/une héroïne, une quête, un méchant, des épreuves, une fin qui peut être cruelle.

Il était une fois une héroïne ordinaire, une de celles que l'on ne voit pas, que l'on ne reconnaît pas.
Elle s’appelait Zorah, avait entre 45 et 50 ans (en fait elle avait peut-être moins mais cela intéresse personne, n'est ce pas?), quelques kilos en trop, le cheveu bicolore (racines blanches le reste marronnasse) et terne, un mari, deux enfants en début d'adolescence, un chien très très bête (il ne la reconnaissait jamais quand elle rentrait chez elle. Il lui fallait toujours 5 minutes avant de se souvenir que c'était elle qui lui remplissait la gamelle) et un boulot tout aussi...
Bref, Zorah, se levait tôt, faisait tourner la maison (elle avait renoncé à demander quoique soit à son mari qui ne voyait jamais rien de ce qu'il y avait à faire), s'arrangeait tant bien que mal pour que ses enfants aillent à l'école, au collège et allait trimer dans une usine 8 heures par jour.
Huit heures par jour, entre deux collègues plus bêtes que méchantes, mais bien méchantes quand même (Avez-vous remarqué comme le manque de bonheur rend bête et méchant?), à alimenter une machine automatique. Alimenter en trucs qui avaient perdu toute identité, toute valeur aux yeux de Zorah.
Donc Zorah était une héroïne ordinaire qui vivait, sans vague, sa petite vie en prenant plaisir à de petites choses sans valeur, comme faire un câlin (il fallait les coincer) à ses gosses, cuisiner de bons petits plats (là son mari se réveillait un peu, il voyait ses mains qui posaient le plat sur la table), papoter avec ses copines.
Papoter avec ses copines était essentiel, vital, pour Zorah. Elle papotait, papotait, papotait, et sa vie s’allégeait, s’allégeait, s’allégeait.
(illustration "piquée" dans le carnet de croquis de Victor)
Jusqu'au jour où Zorah perdit les mots.
Comme ça brutalement. Un matin elle se réveilla sans mots.
Elle les avait, comme avant, en tête, mais ils ne sortaient plus. Plus moyen de dire "Hello, mon chéri, il faut te lever!", ni "Oulala, les enfants, mettez le turbo! Vous allez rater le ramassage!", pas plus que "Je voudrais quatre escalopes de veau, s'il vous plaît" et surtout, surtout, plus de "J'ai entendu dire que Mme Michu a trompé son mari et..."
Zorah ne pouvait plus papoter avec ses copines!
Elle ne pouvait plus non plus protester sur les heures sup non payées (et cela arrangeait grandement son patron, qui était un rat), ne pouvait plus discuter des difficultés scolaires, ou disciplinaires, de ses enfants chéris (qui, une fois la surprise passée, en profitèrent un max), ne pouvait plus faire entendre sa voix déjà si tenue avant.
Le médecin qu'elle consulta, non sans mal (il lui avait fallu prendre rendez-vous, sans mots, puis expliquer son cas, sans mots) assena aphasie.
Aphasie? Remède?
Le toubib ne la voyait pas plus qu'elle ne parlait, il était débordé.
Mais il avait donné un nom au dragon à vaincre! Aphasie. Rappelez-vous Zorah était une héroïne, elle vaincrait, elle retrouverait les mots volés.
Elle chercha des alliés autour d'elle.
Son mari? La vie, la dépression, l'alcool, l'avaient éteint. Il se contentait désormais de manger et de chier (Mais où était passé le charmant jeune homme qui l'avait pris dans ses bras, qui l'avait emporté au 7éme ciel? La chute était rude...).
Ses enfants? Ils cherchaient, boussole cassée par l'adolescence, un sens à leur existence, erraient entre amour et révolte. Elle les avait tellement assistés jusque là qu'ils étaient incapables de s'assumer seuls. Alors l'aider elle...
Ses collègues? Elles étaient ravies de pouvoir l'agonir de méchancetés sans qu'elle ne puisse répondre.
Ses copines? Bah, sans l’essence même de leurs relations, le papotage, elles ne le furent plus. Des copines.
Zorah s'attaqua donc au dragon aphasie avec son chien (une fois qu'il l’eut reconnue, bien sur) ravi d'aller se promener si souvent.
Oui, médecins, spécialistes, orthophonistes...
Assistantes sociales...
Zorah trouva des armes inédites, réussit à se faire comprendre à l'écrit. Ce fût difficile, l'écrit était loin, très loin, dans le temps et dans sa tête, mais elle remonta ses manches, piqua les livres de ses gamins, prit un abonnement à la médiathèque de son quartier.
La médiathèque devint même son nouveau QG. Elle en écuma les rayons, méthodiquement. Elle se prit au jeu. De la lecture et de l'écriture.
Grâce aux ordis, à la connexion internet publique elle se fit valoir ses droits, prise en charge, indemnité compensatoire de la maison départementale des personnes handicapées. Pour elle et pour son mari, tombé si bas et qui avait prit tant de poids qu'elle n'arrivait plus à le soutenir. Il fut hospitalisé. Elle se sentit d'un seul coup plus légère. Plus légère mais coupable, de cette légèreté. On ne se refait pas...
Grâce aux ordis, à la connexion internet publique elle accompagna ses enfants dans les méandres de l'orientation, les soutint dans leurs recherches de stages, d'écoles. Elle les accompagna jusqu'à la porte de l'âge adulte, jusqu'à la porte de l'indépendance, qu'ils franchirent.
Zorah, toujours aphasique se retrouva seule. Seule avec son chien.
Qui en profita pour mourir. Bêtement. Il crut la reconnaitre de l'autre côté de la rue, la confondant avec Miss Lola, drag-queen de son état, rentrant chez elle à l'aube, et se jeta sous les roues du camion des éboueurs.
Mais Zorah était une héroïne.
Elle se réfugia dans les mots. Les mots écrits.
Tout juste si elle ne dormait pas à la média.
Elle se mit à écrire pour les autres, à écrire à ceux restés au pays, à écrire au percepteur, au député, au ministre, au président s'il le fallait.
Tout juste si elle ne dormait pas à la média.
D'autant plus que le gars qui s'occupait de l'entretien du bâtiment, un grand gars quasi mutique, lui avait souri. Souvent.
Pour ce genre de chose pas besoin de mots. N'est ce pas? 
Un soir ils se laissèrent enfermer entre les polars et les docus.
Zorah avait l'impression d'avoir vaincu le dragon, elle l'avait dompté, l'avait utilisé.
Zorah était heureuse.
Et c'est le sourire aux lèvres, entre les bras du gars dont elle n'avait jamais pu prononcer le prénom, qu'on la retrouva morte, ensevelie sous les livres après l'explosion de la chaudière à gaz (que son amoureux était censé réparer ce soir-là).
Ensevelie sous les mots.




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