mardi 17 novembre 2020

L'appel du 18 novembre

 Appel des directeur harassés. Nous écrivons et envoyons notre lettre au président (et au ministre de l'éducation nationale) le mercredi 18 novembre.

Ma version de la lettre:

Monsieur le Président de la République,

Je le suis devenue par hasard (bien peu lèvent la main pour prendre en charge de genre de responsabilités, on se demande bien pourquoi?), je le suis restée par passion (et, peut-être aussi, faute d'autres possibilités d'évolution de "carrière"?), depuis 19 ans je suis directrice d'école.
Passionnant est le premier qualificatif qui me vient pour parler de ma vie professionnelle. 
Juste avant celui d'épuisant.
Passionnant de travailler avec une équipe d'enseignants, j'ai appris, sur le tas, l'animation d'équipe. Gérer cette entité démocratique qu'est une école en négociant (plus ou moins facilement suivant les élus) le budget, les moyens (plus ou moins importants suivant les choix politiques locaux), en collaborant avec les parents (plus ou moins revendicatifs, consommateurs d'école) est un défi de chaque jour. 
L'école est dévorante.
Elle me mobilise pendant que je suis avec mes élèves, d'enseignante je bascule, en cours de journée, d'une minute à l'autre, en mode concierge, secrétaire, service après-vente/classe, infirmière, vigile, comptable, technicienne, cheffe de travaux, assistante sociale, coordinatrice des services périscolaires, nounou (oui, nounou, souvent, des parents perdus).
C'est là un "exercice" épuisant qui déborde largement sur ma vie privée.
Et cet épuisement s'est aggravé au fil des ans.
La charge de travail s'alourdit d'année en année, les registres s'empilent, les enquêtes, les saisies s'accumulent, sans que l'école n'en tire de bénéfice visible, l'administratif, la norme, a pris le dessus sur l'humain qui est le cœur de notre métier, de notre mission. 
Où est le temps où la rédaction d'un projet d'école (r)apportait des crédits?
Où est le temps où nous avions un médecin scolaire (et des bilans pour chacun de nos élèves), une infirmière, pour nous aider à soutenir les familles dans notre désert médical? Nous accueillons tous les élèves. Quels que soient leurs besoins, bien particuliers, pour nombre d'entre eux. Que dire du RASED diminué? Remplacé par ce bricolage que sont les APC (un dictionnaire des acronymes est disponible pour ceux qui tentent de comprendre les mails qui arrivent de la hiérarchie)?
A plusieurs reprises, déjà, j'ai fait remonter l'impression de l'équipe enseignante d'être abandonnée en pleine mer face aux difficultés.
A de nombreuses reprises, quand cela était encore possible (dans la case, disparue depuis, destinée à cet effet dans le projet d'école), nous avons demandé des formations pratiques, en rapport avec nos besoins (handicap, violence à l'école, harcèlement, rapports avec les familles,...), en rapport avec les nouvelles exigences des programmes changeant au gré de l'actualité (ou de la mode pédagogique du moment?). Nous n'avons jamais été entendus. Jamais. Je ne sers plus de relais vers la hiérarchie. Je sers de butoir aux demandes des mes collègues. Nous n'arrivons pas à nous faire entendre.
J'ai accueilli la mort, terrible, de notre collègue Christine Renon avec un fatalisme épouvantable: 
"Cela devait arriver". 
Et depuis, c'est de nouveau arrivé, chaque semaine cela arrive.
Et d'autres, beaucoup, qui ne sont pas arrivés à cette extrémité, ont baissé les bras, sont en arrêt-maladie, ont renoncé à la direction d'école, ont démissionné parfois.
Pourtant on nous avait promis... un allègement de charges, d'une meilleure rémunération, des temps de décharge plus important, de nous aider à retrouver toute la considération de notre fonction.
Une députée, Mme Cécile Rilhac, c'est penchée sur notre sort. Des commissions de réflexions ont été certes mises en place, comme toujours. Le drap a été, un instant soulevé.
Et s'il y eut espoir il est vite mort avec ce que nous avons vécu ces derniers mois.
Le mot qui court sur les réseaux (de directeurs solidaires) est démerdentiel. 
Bravo pour la considération qui nous est due!
Le confinement est tombé sur l'école comme un chêne sur une caravane.
Rien n'avait été prévu. Rien, malgré le vent qui tempêtait, n'a été anticipé, le personnel non formé, les plateformes sous capacitaires, le non-équipement des enseignants et des élèves n'ont été découverts qu'au gré des soubresauts de la bête à terre.
Avec mes collègues, j'ai géré. J'ai créé, inventé, bricolé, une école hors l'école. Et à l'école puisqu'il a fallu accueillir les enfants des soignants. Puis les enfants des personnels prioritaires (de longues semaines, nous enseignants ne l'étions pas. Prioritaires). Nous nous sommes démultipliés. Nous avons fait sans la hiérarchie disparue.
Nous avons assuré s'en est enorgueilli le ministre de l’Éducation nationale (pendant que sa collègue nous envoyait aux fraises "puisque nous ne travaillions pas"). 
Qui nous a remercié en faisant du dé confinement un enfer.
Il était pourtant prévisible, non, ce dé confinement?
Mais nous avons attendu, le protocole, les consignes, les conseils, le soutien.
Alors que le "A table!" avait retenti, nous avons attendu que la liste soit élaborée, que les courses soient faites, qu'elles nous soient livrées...
Nous avons attendu, puis, dans l'urgence, le week-end, la nuit aussi, nous avons re re créé l'école.
Comme nous avions trouvé les ressources, la force et l'ambition pour nos élèves confinés chez eux, nous l'avons trouvé pour les retrouver à l'école. Tout en appliquant le nouveau protocole, puis le nouveau nouveau, puis le nouveau nouveau nouveau... Jusqu'à l’écœurement (ce pauvre mot protocole qui est devenu urticant). D'autant plus que je suis aussi, surtout, enseignante.
Je suis arrivée épuisée aux vacances d'été.
Seule la fête, surprise, de remerciement des parents, nous a récompensé des efforts et de la fatigue (et m'a confortée dans mon choix de rester).
Nous avons demandé que cela n'arrive plus jamais. Que des solutions soient tirées des leçons.
Que les consignes nous arrivent autrement (pour le moins avant) que par la télé, que l'on cesse de jouer avec nous comme avec des marionnettes, pas de masque / masque obligatoire, élèves très contagieux / peu ou pas / peut-être...
Nous attendions beaucoup.
Nous n'avons pas été déçus.
La valse des protocoles a repris de plus belle, au dernier moment, celle des masques, toxiques, ou non, les annonces à la télé. 
Et pour redorer notre blason des vidéos de remerciements. 
Et une prime de 450€ en tout. Pour toutes ces heures?
Et un allègement de charges, d'une meilleure rémunération, des temps de décharge plus important, nous aider à retrouver toute la considération de notre fonction? 
450€, mais indice bloqué. 
450€, plus 6 mois après, et seulement pour ceux qui sont toujours là...
Quant à l'équipement des enseignants (informatique, internet), on nous promet de quoi nous offrir, éventuellement, la souris, le micro et l'écran, mais pas l'ordi, pas l'abonnement, pas les logiciels. La formation au distanciel n'est toujours pas à l'ordre du jour (celles demandées précédemment non plus). Et je dois effectuer le conseil d'école en visio? Pas de problème on m'a fourni un lien. Il suffit d'étudier le bouzin, d'y passer quelques heures. Encore.

Là dessus meurt Samuel Paty. Je suis touchée en plein cœur.
Il est mort pour les valeurs que je défends chaque jour.
 
Mais il meurt, comble de malheur juste avant le re confinement.
Et la valse reprend.
Trois pas en avant, hommage à Samuel Paty. Soudain les enseignants ont un rôle essentiel dans la société. On leur donne du temps pour organiser, il faut décaler la rentrée. Nous travaillons avec les collectivités. Pendant les vacances. Nous posons des questions et nous n'obtenons pas de réponse. Les vacances. Trois pas sur le côté, c'est la télé qui nous indique le sens du vent, qui précède les consignes, les cadrages (trop bancals nous sommes pour tenir debout sans cela). Trois pas en arrière, re confinement. Il y a un plan, des scénarios, mais, à la rentrée, il n'y avait pas à s'en inquiéter, à les étudier, à les... Puisqu'on n'y était pas. Et puis maintenant qu'on y est le plan est émaillé de "dans la mesure du possible". Trois pas sur le côté, tous comptes faits, c'est trop compliqué, l'hommage saute allègrement devant les forces du mal, le covid et le terrorisme. Et l'on a pas un mot d'excuse pour le travail d'organisation de cette rentrée décalée qui ne l'est plus. Pas un mot pas un regard.
Et qui passe, encore, pour un branquignole? Celui, ou celle, qui "tient" le portail, le matin à coté du portrait de Samuel Paty, école en deuil.
 
Et l'on laisse les directeurs seuls (avec ses collègues. Merci les collègues.), encore, face aux élèves qui ont entendu leurs parents justifier la mort du professeur qui enseignait la liberté d'expression, face aux parents qui ne comprennent plus rien à cette école (comment comprendre? en mai c'était l'école à la carte, aux enseignants de s'adapter...), face aux parents qui nous accusent de maltraitance puisque l'on masque, muselle, leurs enfants, qui ne sont pas contagieux (c'est la télé, le ministre, les experts qui le disent).
 
Monsieur le Président de la République, un allègement de charges, d'une meilleure rémunération, des temps de décharge plus important, nous aider à retrouver toute la considération de notre fonction? 
Une vraie considération pour notre travail? Est-ce possible? 
Avant qu'épuisée, moi aussi, je baisse les bras?
Avant que nos écoles ne restent orphelines de leurs directeurs?

 

22 commentaires:

  1. Un texte qui en dit long...
    Toi et tes collègues directeurs, vous êtes bien courageux.

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  2. Par ailleurs, et pour parler d'autres choses, ta photo de page d'accueil est vraiment d'actualité et illustre très bien ce que nous vivons actuellement. Très beau cliché ! Bravo !

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  3. Puisse cette lettre être reçue à la hauteur de la puissance de la colère et la révolte qu'elle traduit .
    De tout cœur avec le personnel enseignant et en particulier les directeurs d'école primaire

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  4. J'ai mal pour vous en lisant cette lettre. J'ai une amie directrice d'école du côté de Brest, elle aussi souffre, les week-ends, elle travaille pour son école. Je ne la vois plus, elle n'a plus le temps de penser à autre chose. Je comprends votre colère, votre souffrance et votre frustration.

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    1. Une vague de lettres va s'échouer sur les moquettes du palais de l'Elysée et des bureaux de la rue de Grenelle.

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  5. Ta lettre résume bien la situation, notre mal-être, notre vie d'enseignant. j'espère qu'elle sera lue, mais comme toi j'ai des doutes ... Nous on n'a pas eu 450€ de prime, non, on a eu 300 € Et ma jeune collègue a dû la réclamer, ils l'avaient oubliée...

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    1. La prime de 450€ est pour les directeurs. Qui étaient en poste à la rentrée. Moi j'ai été en arrêt maladie alors il est fort possible que cela me passe sous le nez...

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    2. Ah ? je vais en parler à ma directrice, pas certaine qu'elle l'ai eue non plus puisqu'elle fait fonction de directrice. Ils ont enfin accepté la démission de notre ancienne directrice, après trois ans de demande !!!

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    3. 3 ans!!! Elle n'est pas encore versée... Peut-être à la fin du mois Ou en 2021...

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  6. Bonjour,
    Je sous-marine ici depuis plusieurs années, sans jamais prendre la parole puisque n'ayant pas grand chose à ajouter.
    Mais aujourd'hui je sors de mon silence car ne peux rester sans rien dire.
    J'ai la charge de la direction de mon école de 270 élèves, 13 enseignants, 5 AESH et 11 classes depuis seulement 1 semaine et je n'en peux déjà plus. J'ai tenté hier de faire une liste du temps passé à cette surcharge de travail : mon mari m'a stoppée net : 24h sur 24H. Je dors (quand je dors), mange, bouquine, vit école.
    Mon inspecteur a tout simplement oublié mon existence. Ne m'a jamais appelée pour savoir si je m'en sortais. Mais je ne doute pas qu'au moindre pépin que je ferai, il se rappellera à mon bon souvenir. Pourtant il n'a qu'une seule classe qui a fermé pour cause de Covid dans sa circonscription.
    Bien évidemment, je n'ai aucun temps de décharge, alors que la directrice est déchargée à mi-temps.
    Et la mairie et certains collègues continuent à adresser des messages à ma directrice en arrêt n'ignorant pas que c'est moi qui assure l'intérim, mais faisant comme se je n'existais pas.
    BREF : debout depuis 5h pour cause d'insomnie, je me prépare à une journée encore pire que les précédentes.
    Toute mon admiration aux directeurs et directrices qui continuent encore envers et contre tous.

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    1. Oh!!!
      Inscris toi immédiatement sur la page facebook "Direction d'école, un dirlo et une dirlette sont dans une galère". Tu y trouvera toute l'aide et le soutien que nous assure pas notre hiérarchie. Je peux aussi, si tu le souhaites, répondre à tes questions, te soutenir, par mail.
      Prends soin de toi.

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    2. Merci beaucoup. Heureusement que les collègues sont là ! Même ceux à distance !
      Ma directrice est heureusement toujours joignable et de bon conseil. Même en arrêt maladie, je peux compter sur elle.

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  7. J'espère que vous finirez par être entendus .... Je vous soutiens à distance n'étant plus tout à fait au courant. J'ai 61 ans et actuellement entre deux chaises (plus active, car on n'embauche plus les vieux et pas encore à la retraite)
    AGNES

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    1. Ceux qui ont du travail en ont trop, ceux qui n'en n'ont pas... N'en ont pas.
      Merci pour le soutien.

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  8. Je ne peux que compatir et espérer que ta lettre sera lue et...entendue....

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