jeudi 18 mai 2023

Damien (fiction).

C'est le léger baiser qu'il pose sur son épaule qui l'éveille. Mais quand Damien ouvre les yeux Anton a déjà quitté le lit. C'est le silence qui l'alerte.

Il ne l'entend pas siffloter. Damien tend l'oreille.

Anton ne siffle pas mais il est bien dans la salle de bain, il se douche. Rassuré Damien referme les yeux. Il les ré ouvre aussitôt: pourquoi ne siffle t-il pas? Il siffle toujours le matin quand il se prépare. C'est parfois agaçant d'ailleurs. Charmant et agaçant. Au fil du temps ces sifflements se sont imprimés dans le schéma quotidien de Damien. Un sorte de jalon de sa vie de couple. Cela fait presque 10 ans qu'il se réveille au son des sifflements d'Anton.

Il est inquiet. C'est ça. Il n'y a que le tracas qui peut lui couper le sifflet.

C'est le silence des veilles d'examen. Celui des matins de présentations de projets.

Et c'est juste un repas qui l'abat.

La douche arrête de couler. Va t-il se laisser déstabiliser par ce rendez-vous?

Cela fait des années qu'il vit sans elle, loin de son regard désapprobateur... Elle n'a jamais mis les pieds dans cette maison qu'Anton a mis tant d'amour et de passion à rénover, à transformer.

Damien se soucie. A t-il bien fait de le pousser à ces retrouvailles?

Maintenant c'est la brosse à dents qui fait entendre son chant chuintant.

Il est certain qu'au loto de la famille Anton n'a pas tiré le lot tolérance. En tout cas pas du côté de sa mère. Son père, lui, est un amour. Il n'a pas rompu le contact, il est resté présent, discrètement. Il s'est occupé du jardin, a planté une glycine, des rosiers, a taillé le tilleul qui abrite la table pour les barbecues.

Damien se demande s'il ne pourrait pas l’appeler pour sonder l'humeur de... Non, sûrement ce serait de l'ingérence, non? 

Anton passe, sur la pointe des pieds, comme chaque matin, de la salle de bain à la cuisine. C'est curieux il fait très attention à ne pas le réveiller, entre deux concerts de sifflement joyeux. Enfin, d'habitude.

Damien se tracasse. Il tend la main vers son portable pour appeler...

Il a l'embarras du choix. S'il n'a pas eu de père il a grandi au milieu des femmes très présentes, très impliquées dans son éducation, dans sa vie de jeune adulte. Sa mère Isa, sa grand-mère Géraldine, ses tantes, Valérie et Carole. Isa? Elle est aux États Unis depuis quelques mois, elle y a pris la direction d'un hôtel de charme dans Rocheuses. Ce doit être le milieu de la nuit pour elle. Géraldine? Elle serait bien capable d'arriver ventre à terre pour recevoir belle maman "dans les formes". A éviter absolument. Valérie? Elle l'enverrai paitre: "sois un homme que diable!" Avant d'éclater de rire... Carole? Elle doit être entre deux biberons, un trajet pour le collège, un rendez-vous chez le pédiatre...

La cafetière se met à broyer du noir. 

Damien repose le téléphone. Il doit pouvoir arriver à rassurer Anton seul. Il a toujours réussi. Quand il se mettait la rate au cours bouillon la veille de passer son diplôme d'état, puis, il y a quelques temps, de sa maîtrise d’œuvre. 

Il va lui donner quelques menues courses à faire, lui redonner "le programme", le menu du repas. S'il le faut il redéveloppera les arguments en faveur de ces retrouvailles: elle lui en voulait être homo parce qu'elle n'aurait pas de petits enfants...

L'odeur de pain grillé s'insinue sous la porte.

Damien rêve un peu... Quand les enfants seront là les petits déjeuner au lit risquent de passer à la trappe.

Anton pousse la porte avec le pied, les mains encombrées du plateau.

"Ah, tu es déjà réveillé?"

Damien sourit à Anton, les cheveux ébouriffés, alors qu'il vient de les coiffer, cette petite phrase aussi est un jalon, une tradition. Il se demande si son compagnon est conscient d'être si "prévisible", si routinier.

Damien se redresse, s'adosse à la tête de lit, étend les jambes et fait signe à Anton de venir s'assoir à ses coté.

Il décide de trancher dans le vif:

"Qu'est ce qui te soucie?"

Anton soupire "Tu le sais..."

Damien prend le plateau, le pose sur les draps: "Je suis désolé, je reste persuadé qu'il faut lui laisser une possibilité de revenir vers toi. J'ai lu cette phrase sur un mur il y a quelques semaines:

"Pardonner c'est rendre sa liberté à un prisonnier et se rendre compte que ce prisonnier c'était vous"

"Tu me crois prisonnier?" s'étonne Anton.

"Non, pas prisonnier, c'est vrai. Mais freiné. Limité. Je te vois t'interroger souvent, prendre de la distance parfois. Je vois comme tu regardes ma mère et je sais que tu en souffres."

"Ta mère est assez généreuse pour deux... La mienne n'est pas ce genre de mère. Elle m'aime différemment. Je l'ai déçue en étant pas ce qu'elle espérait. Mais personne n'est ce qu'espère ses parents, non?"

"Non, sans doute... Mais elle devrait être fière de ce que tu es... Laisse lui une chance de le voir elle-même. Ça se trouve cela fait longtemps qu'elle veut renouer mais elle ne savait pas comment faire".

Anton marmonne: "Elle sait toujours quoi faire".

Damien attrape la tasse, boit une gorgée de café. Noir, fort.

Il repose sa tasse et se saisit de celle d'Anton, du thé, sucré, pour lui donner. En rajouter? Ils n'auront pas de réponse tant que ce repas n'aura pas eu lieu. Le fait qu'Anton se tracasse montre l'importance qu'a ce rendez vous. Renouer, ou pas, avec sa mère est important.

"Elle a accepté de venir manger, c'est un premier pas. Elle souffre sûrement de cette situation".

Anton, la bouche pleine de pain beurré, acquiesce d'un mouvement de tête, le front barré d'une ride profonde.

Damien grimace intérieurement. Est-ce qu'Anton lui en voudra si cette rencontre est un échec?

"Sinon..." Damien a les yeux qui frisent.

Anton lève les sourcils, interrogatif.

"...on pourrait s'enfuir. Partir. Prendre le premier train, le premier avion, tout abandonner..."

Anton se détend, sourit réellement.

"Tu es un amour"

Il pose sa tasse vide, se penche et dépose un baiser rapide sur... l'aile du nez de Damien qui se penchait sur sa tasse. Et manque, dans la manœuvre, de la renverser.

Anton pouffe, Damien ronchonne pour le principe: 

"Toujours aussi maladroit!"

"A ce soir! Je n'oublie pas le pain" réplique Anton qui sort de la chambre, traverse la maison, attrape sa veste, ses clefs et sort. 

En sifflotant.

8 commentaires:

  1. C'est ton texte? Moi je veux savoir comment va se passer ce diner lol !!!! J'ai été prise dans le récit, c'est très bien écrit, très bien tourné!!!

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    1. Oui. Merci! C'est le début de la suite de celui ci: https://blogallet.blogspot.com/2023/02/angie-fiction.html

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  2. Une histoire qui fait lien avec l'émission que j'ai vu cette semaine "Homos en France". J'aime bien te lire.

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    1. Ah? Je ne regarde pas la télé (je regarde des séries sur une plateforme). Merci.

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  3. oups c'est moi !

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  4. Toujours aussi fan de ton écriture !
    Bon week-end!

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