vendredi 16 août 2019

Projet, second été. 9.

C'est un projet commencé l'été dernier.
Que j'ai laissé maturer dans un coin, que je reprends et retravaille...
"Oui, ma voiture! Une énorme découverte pour moi!! Je n'avais jamais ouvert un capot, tout  juste si je savais qu'il y a une batterie dans une voiture!"
Alice éclate de rire.
"J'ai surtout servi d'arpette Passe-moi la clef de truc, tiens ça, etc...
- Oui, mais par contre tu as assuré pour la sellerie!
- La sellerie? S'étrangle Odette.
- Oui, les sièges, la banquette. Dit Alice .
- Elle a tout démonté, tout décousu, puis tout refait.
- Nous en avons passé du temps pour choisir les couleurs, la carrosserie, les tissus."
Des futilités auxquelles l'on donne de l'importance parce que l'important est réglé ou en passe de l'être.
Les petits ont terminé leur repas et c'est l'heure des câlins.
Annabelle et Jérémie se sont retrouvés autour du barbecue et Pierrick grommelle:
"Ces deux-là! Toujours fourrés l'un avec l'autre! Si je n'étais pas sur de l'inclinaison de Jérémie...
- Et de celle d'Annabelle!" Ajoute Alice en riant.
L'éclat de rire est général.
Les bébés couchés, c'est au tour des enfants de manger.
Pour les adultes c'est la seconde tournée d'apéro et l’apparition des tartes aux légumes.
Jérémie et Annabelle se sont un peu disputés pour la musique et se sont accordés sur du reggae soft.
La lumière baisse, le ciel s'embrase. Les conversations se font plus sourdes, plus lentes.
Odette a l'air un peu pompette. Elle glousse ou somnole. Cela a fait rire Damien qui a appelé. Il a l'air de bien s'amuser de son coté.
Andrée demande à Annabelle:
"Il t'a confié ses chaumes?
- Ses chaumes? Demande Léa.
- Oui! Lui répond Andrée. Tu connais cette habitude, qui tombe en désuétude, qu'ont certains agriculteurs de brûler leurs chaumes en fin d'été? L’écobuage?"
Léa acquiesce:
"C'est pour enrichir les sols pour l'année suivante?
- Oui, c'est ça! Et bien chaque année nous brûlons nos chaumes pour enrichir l'année suivante. C'est des buts de nos retrouvailles chaque année.
- Oh! Souffle Odette qui, pour finir, ne dormait pas.
- Pour bien comprendre tout cela il faut raconter la suite de l'histoire." Affirme Pierrick.
Tout le monde est à table, le plat de saucisses, de ribbs, de brochettes tourne dans un sens pendant que les salades tournent dans l'autre.
"La suite de l'histoire, Odette, ça vous dit? Demande Jérémie.
- Mais bien sûr." Affirme Odette, qui va mieux depuis qu'elle a mangé. On en était à l'écriture au second étage du garage.
- En effet, et Aimée semblait aller beaucoup mieux". Dit Alice.
Je réponds doucement:
"Mais il restait les dernières volontés de Laurent. Cela me tracassait. Ses cendres étaient enfermées dans ce casier moche et nous n'avions pas fait la fête dans son jardin comme il me l'avait demandé.
- Oh!!!(Décidément Odette ne fait pas dans la variété!)
- Quand elle nous en a parlé, raconte Alice, nous avons réuni un conseil des A.
- Par message privé? Interroge Odette.
- Et établit un plan de bataille." Complète Jérémie.
Je ne pouvais pas m’approcher du jardin, de la maison, cette maison qui avait été la mienne, tant que Thérèse était dans le coin.
"Nous avons pensé, dit Jérémie, que les parents de Laurent ne pourraient pas refuser à ses amis d'organiser une petite cérémonie commémorative un an après sa disparition."
Il fallait agir finement, en mettant les bonnes personnes dans la confidence. Les bonnes personnes à contribution.
"Aimée s'est chargée de prévenir les amis de Laurent. Raconte Andrée.
- Et elle nous a fait une liste des "alliés" de Thérèse, ajoute Alice.
Nous voulions à tout prix éviter que les parents de Laurent viennent perturber la cérémonie que nous organisions dans son jardin. Mais ils étaient les propriétaires de la maison et du jardin. Qu'ils avaient d'ailleurs laissés à l'abandon depuis la mort de Laurent.
"Alors nous avons organisé deux hommages. Raconte Alice.
- Mais? Interroge Odette.
- Nous avons mis Youri, le meilleur ami de Laurent à contribution. Continue Andrée. Il est allé voir Thérèse et lui a demandé l'autorisation d'organiser un hommage un samedi après-midi. Il a bien caressé Thérèse dans le sens du poil en lui parlant d'une éventuelle messe et il a proposé de s'occuper de tout, traiteur, diaporama, invitation des amis. Sans jamais parler d'Aimée.
Nous avons laissé murir et quand Thérèse a accepté nous avons lancé la machine: d'un côté une "réunion" chez Thérèse où elle ajoutait ceux qu'elle souhaitait à une liste d'amis. De l'autre la vraie cérémonie avec Aimée et leurs amis.. Pour qu'elle ait lieu, comme Laurent le souhaitait, dans le jardin, il fallait non seulement occuper Thérèse mais aussi avoir les clefs (les serrures avaient été changées). Youri lui demanda s'il pouvait se rendre dans la maison pour récupérer des photos de Laurent pour faire un diaporama.
- C'est l'argument "puisque Vanessa a disparu" qui a fait céder Thérèse. Ajoute Annabelle. Youri a eu les clefs dont nous avons immédiatement fait un double."
Andrée glousse:
- Les photos que nous avons utilisées pour le diaporama (trouvées dans le cloud, pas dans la maison) étaient toutes des photos avec Aimée!
- M'enfin! S'exclame Odette.
- Vous êtes entrés, vous avez fait une fête chez Laurent sans autorisation? Léa est estomaquée.
- Bah, ce n'est pas de truc le plus illégal que nous avons fait! Ajoute Andrée, le sourire aux lèvres.
- Non! Mais qu'avez-vous fait? Demande Léa.
- Vous ne le répèterez pas? Hein? Parce que la réputation de Pierrick en prendrait un sacré coup! Demande Jérémie fébrile.
"Bien sûr!" S'exclament Odette et Léa en chœur.
Pierrick rit.
"Une seconde!" demande Andrée qui part avec Alice chercher les sorbets et renouveler l'eau fraiche.
"M'enfin, vous n'avez tout de même pas enfreint la loi? S'étonne Léa.
- Et bien... On pourrait considérer que nous sommes coupables d'enlèvement. Répond Andrée qui se réinstalle.
- Ou de vol avec effraction." Ajoute Alice avec sérieux.
Odette s'est redressée, tout ouïe.
Léa regarde sa mère, incrédule: "Maman..?"
J'interviens vivement: 
"Rien ne peut vous être reproché! Nous avons juste fait en sorte de respecter la volonté de Laurent."
Pierrick reprend le fil du récit:
"Nous avons organisé les deux cérémonies et la veille nous sommes allés récupérer les cendres de Laurent dans le columbarium.
- Hein! Odette s'étrangle avec sa glace.
- Maman!!!" Léa est entre le rire  et l'étouffement.
Je raconte:
"Pierrick avait fait des repérages, posé des questions à ses "collègues"  des pompes funèbres locales et nous avons formé trois équipes: Deux équipes de guetteurs, chargés aussi d'occuper ceux qui pourraient s'approcher et une équipe de "casseurs".
Andrée poursuit:
- Pierrick nous avait montré comment ouvrir le casier sans dégâts. Nous avons caché l'urne dans un seau avec des fleurs fanées dessus puis nous avons replacé la plaque."
Jérémie glousse:
- Elle tient avec du silicone transparent!"
"Mais c'est incroyable cette histoire! Dit Odette.
- Ce qui le plus incroyable c'est la suite. Ajoute Pierrick. Le lendemain, en début d'après-midi, comme prévu Thérèse a réuni quelques copains et amis de Laurent, qui ne sont pas restés, des amis et voisins à elle et ils ont mangé des petits fours avant d'aller assister à une messe hommage.
-Youri s'est chargé, discrètement, de faire savoir que si Vanessa n'était pas là c'était parce que Thérèse l'avait mise à la porte." Souffle Alice.
Le silence dure quelques secondes et je reprends, la voix pas très assurée.
"Nous nous sommes retrouvés dans le jardin. Tous ses amis étaient là. Les miens aussi. Mes collègues, mes copines du lycée, mes parents. Nous avons levé notre verre en l'honneur de Laurent, pas du blanc. Il y a eu des textes, des poèmes, des chansons et à la nuit tombée nous avons allumé un grand feu. Nous y avons jeté les feuilles des textes qui avaient été lus, des fleurs. Et au plus fort du brasier nous y avons ajouté les cendres de Laurent."
Le silence se fait de nouveau.
Loïc, qui débarrassait avec Alice, dépose un baiser sur le sommet de ma tête. 
"C'est pour ça que vous parlez d'écobuage? C'est ça que vous préparez?
- Oui. Répond Loïc. C'est ça. Chaque année, depuis ce jour, nous nous réunissons pour faire un grand feu.
- D'ailleurs, dit Joseph, en voyant arriver le propriétaire  du gite les bras encombrés, je crois que nous allons commencer!"
Dans un grand mouvement d'ensemble tous se lèvent, en attrapant la vaisselle, les plats, rentrent en passant par la cuisine, où la table s'encombre, et filent chercher les "chaumes" qu'ils ont préparés.
Tout le monde se retrouve derrière le gite, au milieu du pré.
Le bucher se dresse au centre d'un espace "aménagé" de quelques chaises de jardin, des bancs en arc de cercle.
Certaines s'enroulent dans des châles, des plaids, d'autres ont enfilé un pull, un sweat. Annabelle a drapé une couverture sur les épaules d'Odette, encombrée de son plâtre. La nuit est noire, il faut du temps pour que les yeux, habitués à la lumière de la terrasse, accommodent.
Joseph et Louis, un sourire jusqu'aux oreilles, s'installent derrière leurs djembés.
Le rythme démarre doucement, l'un en écho de l'autre. Louis ressent le son des percussions. Il vit la musique.
Le propriétaire du gite, Gilles, enflamme les deux bouts d'un bâton avec lequel il commence à jongler. La musique se fait de plus en plus rapide, plus intense, elle répond au bruit, impressionnant, des flammes. Gilles fait tourner son bâton, créant des cercles de feu, à droite, à gauche, il lance le bâton au-dessus de sa tête. Chacun retient son souffle, le rattrape, le fait tourner autour de son cou.
Des exclamations fusent. Le bruit, comme un souffle rauque, des flammes et la chaleur rayonnante impressionne même les plus aguerris.
"C'est beau!" Chuchote Odette.
Les cercles s'enchainent, la musique roule.
Et quand l'un des côtés du "staff" s'éteint, à bout de carburant, Gilles se sert de l'autre pour allumer le bûcher.
Les applaudissements couvrent presque les djembés.
Le feu s'élève, monte vers le ciel étoilé.
Plus personne n'a froid.
Annabelle se met à chanter, Jérémie la rejoint et tous en chœur ils reprennent le refrain.
Alice, Pierrick, Luis dansent. Léa attrape les mains de sa mère pour l'entrainer avec eux.
Odette tape des mains comme une gamine.
Puis vient le temps où le feu s'apaise, les flammes baissent d'intensité.
Le rythme des djembés devient plus doux, plus sourd.
Andrée prend Luis et ensemble ils s'approchent. Ils jettent un petit paquet au milieu des braises. Cela fait des étincelles.
Annabelle s'approche alors avec deux rouleaux enrubannés qui s'enflamment en un instant.
Louis lâche son djembé  pour ajouter une enveloppe, relayé par Joseph qui jette une poignée de ce qui ressemble à des confettis. Alice rayonne. Elle apporte des confettis aussi.
"C'est le moment." Dit Andrée à Léa qui jette la photo de son ex au milieu des flammèches.
Je m'approche alors avec la lettre que j'ai écrite pour Thérèse. Pour lui dire tout le mal qu'elle m'a fait. Et je la brûle. Le geste est purement symbolique. Thérèse ne recevra jamais ce courrier mais je l'ai écrit et je m'en suis débarrassée.
Pierrick approche et brûle son dernier paquet de cigarettes. Pour Jérémie ce sera les papiers de la voiture avec laquelle il est sorti de la route, il y quelques mois. Loïc embrase une petite branche du tilleul qu'il a dû faire abattre dans la cour de l'auberge parce qu'il était mort.
Odette ronchonne: "Si elle avait su elle aurait brûlé sa carte de membre de club de bridge. Elle en a perdu la présidence et..."
Annabelle lui propose de brûler un paquet de cartes.
Odette lui répond que, non, ça peut encore servir...
Mais pour l'an prochain, elle se préparera, elle aura, elle aussi, des chaumes à bruler.
Annabelle lève les yeux au ciel et se met à rire.
L'an prochain...
Quoi qu'il arrive l'an prochain nous serons là, les uns pour les autres.

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