mardi 6 août 2019

Projet, second été, 4.

C'est un projet commencé l'été dernier.
Que j'ai laissé maturer dans un coin, que je reprends et retravaille...
Nous voilà répartis, les uns à la préparation de la fête derrière la maison, les autres autour de la table pour préparer les salades, les marinades, la salade de fruits. 
Et c'est Odette, troublée, qui remet le sujet sur le tapis: 
"Votre groupe, SOS Belle Doche, c'était pourquoi? Annabelle, ça se passait si mal que ça avec moi?"
C'est Andrée qui vient à la rescousse: 
"Mais non, Odette! Mais vous comprenez Annabelle ne voulait pas faire d'erreur. Elle savait comme vous comptiez pour Damien." 
- Merci Andrée!!! Tu viens de sauver mon week-end!" Dit Annabelle des yeux. 
"Ce groupe permettait de discuter à comment bien faire les choses" 
Odette respire, le reste de la tablée aussi. Mais Odette veut en savoir plus. Elle demande à Andrée pourquoi, elle, s'est mise à discuter sur la page facebook. Andrée proteste: 
"Ce n’est pas le propos!" 
Mais je lui demande, au contraire, de nous raconter. 
"Ce qui nous a amenés là fait partie de l'histoire". 
Andrée regarde sa fille, jette un œil à Luis, qui ramène une brassée de petit bois et démarre. 
"Quand je me suis inscrite à SOS Belle Doche j'étais mère au foyer de deux adolescentes, épouse de Michel, chef d'une entreprise de plomberie et aidante familiale. J'étais coincée à la maison vingt quatre heures sur vingt quatre pour m'occuper de Joséphine, ma belle-mère, atteinte d'Alzheimer." 
Léa souligne: 
"Bien atteinte!" 
- Je m'étais faite avoir sans trop m'en rendre compte. Je crois que sans confiance en soi on a tendance à faire confiance à de mauvaises personnes. Ajoute Andrée. 
"Pardon ma chérie, dit-elle à sa fille, mais j'en suis arrivée, maintenant, à la conclusion que ton père était le roi des manipulateurs, des exploiteurs. Michel avait de l'ambition, réussir dans la vie, mais il était radin. Je me demande encore si ce n'est pas pour économiser une nounou et une femme de ménage qu'il m'a incitée à rester à la maison. Avec lui je me suis retrouvée femme au foyer en deux coups de cuillère à pot. Puis nounou pour mémé gaga. Je l'aimais beaucoup, Joséphine, quand elle avait toute sa tête. Elle était rigolote, ouverte, cultivée. Elle détonnait au milieu de toutes ces pimbêches qui étaient les "femmes bien" du milieu que nous fréquentions. Avec le recul je me rends compte qu'elle était la seule vraie amie que j'avais dans cette vie là. Bref! Joséphine a commencé à perdre ses clefs, à perdre son sac, à perdre son chemin, à perdre la tête". 
Léa soupire bruyamment. Je me souviens d'un texte qu'avait publié Andrée cette époque: 
"J'ai su, j'en suis sûre le nom de ces fleurs si douces, si odorantes. 
Oui. Mais mes mots disparaissent et je m'en souviens parfois: c'est pour cela que je suis là. 
Là... Où, je ne sais pas... Mais entourée, c'est sûr. 
Ces sourires, ces attentions... 
Que ces fleurs sentent bon! Qu'elles sont belles dans le soleil. 
Je suis entourée et parfois je vois, puis j'oublie, les larmes piqueter leurs yeux. 
J'ai oublié... 
Ce sont les fleurs préférées de maman. Maman ne veut pas que je touche au vase. Je pourrais le casser. 
Mais j'ai offert ce bouquet à maman et j'ai arrangé les fleurs. Aussi. A moins... 
C'est ma belle fille qui les a déposées là. Je m'en souviens. Ce sont ces fleurs préférées, à elle aussi.
Je m'en souviens et puis j'oublie. 
Même si je suis partie, un peu, pour eux. Ces fleurs me disent l'amour qu'ils me portent, l'amour que je leur ai porté. Quand je n'avais pas perdu... 
Lilas! Voilà! Je me souviens. Je les aime. Les fleurs, les miens. Toujours. 
Puis j'oublie..." 
Andrée poursuit: 
"Michel l'a installée à la maison. J'ai su, plus tard, que son frère et sa sœur lui versaient une petite pension pour cela. 
- Hein! S'étouffe Léa. 
- En deux temps, trois mouvements, je me suis retrouvée cloitrée à la maison avec mamie zinzin. Plus de sorties, pas même pour les courses. Michel avait trouvé la solution: je faisais un drive qu'il passait, ou les filles, prendre au magasin. J'ai dû renoncer à aller à mon club de photo, à aller à l'aquagym.
- Oh! C'est bien l'aquagym pourtant! Souffle Odette d'une voix étranglée. 
- Je n'avais même plus la possibilité d'aller à la médiathèque. Où j'étais bénévole depuis des années pourtant. Mes copines ont disparu... Voilà pourquoi je me suis inscrite sur SOS Belle Doche. 
- Et heureusement que tu l'as fait! Ajoute Léa. Parce que tu y as trouvé un sacré soutien quand papa a déraillé. 
- Déraillé? Tu appelles ça déraillé? Explose Jérémie, outré. Jérémie, la barbe carrée et soignée, la coupe nette, les lunettes rectangulaires et la chemise à carreaux sur un t-shirt plus blanc que blanc. Jérémie si "classe". 
"Heu... Je ne sais pas comment dire autrement". Répond Léa, penaude. 
Odette interroge, impatiente: 
"Mais qu'a-t-il fait ?" 
Léa se tourne vers sa mère: 
"Je peux? Tu me corrigeras si je me trompe." 
Sur un geste d'approbation d'Andrée elle se lance: 
"Un soir papa n'est pas rentré. C'était après notre départ pour la fac, à Lola et moi. Au cours de l'automne?" Demanda-t-elle à sa mère qui approuva: 
"Le 5 octobre exactement." 
- Il a laissé maman seule avec mamie pour refaire sa vie avec une représentante en cuvette de toilettes. 
- Et lavabo, baignoire, etc... 
- Maman! Ne sois pas encore indulgente! C'est une chiotte cette fille! Quand il est allé habiter chez elle, elle était enceinte de 7 mois. Un garçon. Et depuis ils en ont refait un autre... Bref! C'est quand nous sommes rentrées pour Noël que nous avons découvert le pot aux roses. Maman s'occupait seule de mamie, était obligée de se faire livrer les courses et nous avions un petit frère! Mais maman, grâce à ses copines, pardon Jérémie, à ses copains de SOS Belle Doche, le cercle des A (au début je me demandais de quoi elle voulait parler avec ses A!), la soutenaient dans ses démarches d'émancipation, de libération. La procédure de divorce était lancée, mamie sur liste d'attente pour une maison spécialisée et maman faisait des projets. 
- Je remontais de loin." Grommela Andrée. 
"Avoir à m'occuper de Joséphine m'a permis de ne pas perdre pied. Je me suis sentie si nulle... Je n'avais rien vu venir. J'avais tout fait pour me conformer aux standards de Michel. Une belle maison, à son goût, propre et rangée, beige et brillante. Un jardin tiré au cordeau. Des repas sans fantaisie, des invités avec qui il fallait bien se tenir (comme si j'avais risqué de dérailler!) parce qu'ils étaient des clients, ou de potentiels clients. Je n'avais rien vu venir. Il avait toujours été très détaché... Mais il rentrait le soir. Il mettait les pieds sous la table, parlait de sa journée, de ses clients, de personnes que je faisais semblant de connaitre mais que je n'avais que rarement rencontré et puis un jour il n'est pas rentré.
Je me suis inquiétée, j'ai téléphoné et il n'a répondu que tard dans la nuit quand j'ai laissé un message indiquant que j'allais appeler les gendarmes pour signaler sa disparition. Il m'a répondu qu'il allait bien. Qu'il n'avait pas disparu. Qu'il était désolé mais que c'était terminé. Terminé? J'ai réalisé que c'était de notre mariage qu'il parlait. J'ai su après que tout le monde savait qu'il avait une maîtresse. Sauf moi. Aucune de mes copines n'avait eu l'idée de m'en parler... Qu'est ce que je me suis sentie conne!!! Et incompétente. Je n'avais rien vu venir...
- Grâce au soutien sans failles des A, Aimée lui téléphonait tous les soirs, lui recommandait des livres, Alice lui envoyait des SMS à toute heure du jour, Jérémie des mails avec des liens juridiques ou vers des offres d'emploi, Annabelle lui envoyait des photos d'Afrique, ou de Paris, ou de la mer, maman avait la niaque. 
- Il ne s'en est pas tiré à si bon compte". Précise Andrée. 
"Il a même dû vendre sa précieuse Mercedes, en plus de la maison, pour me payer les années de pension alimentaire qu'il me devait. Grâce à quoi j'ai pu m'acheter un petit appartement et voir venir. 
- Tu as trouvé un boulot assez vite, en fait". Constate Léa. 
- Grâce à Jérémie! 
- Et tu as rencontré Luis plus tard". Sourit sa fille. 
- Sur ce coup-là je me suis débrouillée seule!" Glousse Andrée en jetant un œil à l'homme massif, solide et complètement chauve qui boit une bière près du bucher en formation. En la regardant si souriante je la sais rassurée. Elle qui avait perdu toute confiance en "l'homme", qui avait tiré un trait sur la vie de couple quand elle m'a ramenée chez elle il y a 5 ans... Elle me parlait de la force que donne le fait de réussir à s'assumer seule. Elle me disait qu'elle s'était redécouverte. Qu'elle s'était apprise. Et elle me tenait la main pour que je puisse le faire, moi aussi, en confiance.
Oui, sur ce coup là elle s'était débrouillée seule.
Et il y a quelques mois Luis lui a prouvé son amour. 
Il est l'homme qu'elle mérite. Elle parle de lui avec fierté. Quand elle l'a rencontré il était célibataire, jamais marié, abandonné à l'âge de 30 ans par la compagne qui souhaitait avoir des enfants quand les résultats des analyses, infertilité masculine, sont tombés. Il avait abandonné tout espoir d'être heureux autrement que seul. Heureux tristement. A part quelques distractions dans le lit de femmes distraites, rarement libres, rarement motivées, tristement seul.
Quelques copains, qui le tiraient vers la bouteille, un ami qui l'a repêché, souvent, avant que le fond ne soit atteint. Luis, monté sur l'échelle de la fonction publique territoriale d’apprenti jardinier à ouvrier paysagiste, de chef d'équipe à responsable des services techniques, bâtiments et espaces verts d'une commune moyenne.
Elle était toute chose en me le racontant. Il l'avait emmenée en pique-nique dans un parc après la fermeture. Il avait préparé une table dans le kiosque, au milieu des arbustes fleuris et elle avait pris peur.. Il l'avait senti. 
"Je t'aime" lui avait-il soufflé en lui embrassant les doigts. 
"Je ne suis pas Michel". 
Et c'était une évidence, bien sûr. Il avait sorti de sous l'escalier un panier, une enceinte pour la musique. Il lui avait servi une bière, une blonde, de la brasserie d'Amblise, celle qu'elle aime (Michel aurait été incapable de savoir quelle bière, quel mets, elle aimait), levé la sienne et dit: 
"Andrée, je t'aime, tu es la femme de ma vie et j'ai cherché comment je pouvais te le prouver. Nous ne sommes, ni l'un, ni l'autre des perdreaux de l'année (il a osé!), et chat échaudé craint l'eau froide."
Andrée tremblait... 
"Alors, officiellement, Andrée, je ne te demande pas en mariage" 
Andrée en avait eu le souffle coupé. Saisie! 
"Je te propose de partager ma vie sans lien. Je ne veux en aucun cas t'attacher. A ton bon vouloir. Tu aménages chez moi, ou pas. Tu restes, tu pars. C'est toi qui décides. Ma vie, mon amour, ma maison, mon temps, sont à ta disposition." 
Andrée avait fondu en larmes. Et c'est en sanglotant qu'elle avait accepté.
"Et qu'est devenue Joséphine?" Demande Odette tracassée.
Annabelle s'agace: "Dans une maison, voyons!
- Elle est dans une maison de retraite médicalisée." Répond Andrée.
"J'y vais une fois par semaine, les filles aussi. elle ne nous reconnaît que rarement. Elle vit dans le passé, parle de Michel, de son frère, de sa sœur, comme s'ils étaient encore petits. Ou elle parle de ses frères et sœurs, à elle."
Odette soupire, Alice et Jérémie serrent un peu plus fort leurs petits contre eux. Un ange passe.

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