lundi 5 août 2019

Projet, second été. 3.

C'est un projet commencé l'été dernier.
Que j'ai laissé maturer dans un coin, que je reprends et retravaille...
En fait nous étions plutôt à une demi-heure de l'arrivée.
L'arrivée au gite, au bout d'un chemin au milieu d'un bois. Le domaine apparaît en haut d'une courbe, au milieu d'un pré. Nous roulons dans un puzzle de verts, le sombre des arbres, le doux des prés, le vif de la bordure du ruisseau. Pierrick, le grand GO de toutes nos réunions, a parfaitement choisi le lieu. Comme d'habitude. Nous serons tranquilles ici. Et c'est beau!
Loïc, qui avait repris le volant, se gare entre la DS grise, très classe (Alice a contaminé toute la bande), immatriculée dans le nord, d'Andrée et Luis, le combi vert pomme d'Alice et Joseph et le monospace aménagé d'Annabelle et Damien.
Je suis impatiente de tous les revoir. Même si nous sommes en contact quasi quotidiennement grâce à internet et aux SMS cela fait un an que je n'ai pas vu Andrée, trop débordée par le démarrage de son  lieu participatif, et plus de six mois pour Annabelle qui était passée chez nous juste avant son départ pour le Yémen.
Mais c'est Louis qui, le premier, nous voit arriver. Il arrive en trombe tout en signant:
"Bonjour, venez voir! C'est super ici!" 
Enfin, je pense que c'est ça. Il signe tellement vite que... Il rit, repousse sa mèche sur le côté et s'applique à prononcer:
"Bonjour! On vous attendait!"
Il est tellement excité de nous voir que jamais on ne pourrait croire que l'on s'est vu hier. De la bande des A Alice et sa famille, Louis, son fils de 8 ans, Joseph, son compagnon et leur petite Angie, sont nos voisins. Le garage d'Alice est sur la même petite place que l'auberge de Loïc. C'est d'ailleurs en allant au garage que Loïc est tombé en amour devant ce grand bâtiment défraichi, et à vendre. C'est aussi en voyant ce qu'Alice avait fait de l'appartement du second, des chambres refuges, logements contre services, que son concept d'auberge a muri. On retrouve à l'auberge l'atmosphère de second étage. Je peux en témoigner, j'y ai vécu quelques mois à la fin de mon raod trip de sauvetage. Ainsi que Joseph, plus tard.
Joseph...
Il m'a raconté un jour, ses dents blanches contrastant avec sa peau noire, ses mains fines traçant des arabesques dans l'air, comment il s'était retrouvé par hasard au garage avec sa voiture en panne. Il était en route pour un entretien d'embauche auquel il n'est jamais arrivé. Il riait en me disant comment Alice l'avait surpris la nuit suivante dans sa cour, essayant d'entrer (La cachotière, elle ne m'en avait rien dit! Moi j'aurais eu la peur de ma vie mais elle...). Il avait dû lui avouer qu'il vivait dans sa Clio. Elle ne s'était pas démontée, lui avait proposé une chambre contre la création d'un logo, d'une enseigne, pour le garage. Le logo décore désormais, depuis deux ans, la R15 et le combi (la Clio avait disparu. Sans doute attribuée, par le biais de l'association, à l'arrière du garage, à un chômeur en mal de véhicule).
Je ne sais pas comment Joseph a fait mais il a réussi, avec sa nonchalance et son sourire tranquille, là où les garçons les plus aguerris, les hommes les plus virils ont échoué. Il a conquis la belle Alice.
Un matin, en entrant chez elle, je l'ai trouvé attablé devant le petit déjeuner, papotant tranquillement (il a acquis le langage des signes a une vitesse ahurissante) avec Louis. Et c'est comme si cela avait toujours été comme ça.
Un petit troupeau de gosses nous entoure en piaillant, réclamant des bisous, tirant Loïc par la manche: 
"Viens voir! On peut faire des cabanes!" 
Bravo donne des coups de langue et de queue, aux uns, aux autres.
Loïc rigole: 
"Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à faire des gosses?
- Même Jérémie et Pierrick s'y mettent maintenant!" s'exclame Luis, qui arrivait juste derrière, en l'étreignant. L'air mystérieux que prend Loïc l'interpelle. Il me regarde. J'essaie de prendre un air détaché qui provoque l'inverse de l'effet recherché.
J'aime beaucoup Luis! Parce qu'il aime mon amie Andrée.
Luis exulte, il me prend dans les bras, me soulève, me repose et court alerter la compagnie.
Notre secret n'a pas fait long feu.
Et c'est des embrassades encore plus bruyantes que d'habitude qui saluent notre arrivée.
Andrée veut tout savoir, pour quand, garçon ou fille, s'il n'y en a qu'un...
"Moi, quand j'ai su qu'il y en avait deux j'ai cru faire un malaise!"
...si j'étais malade, comment réagissait Loïc, mes parents...
Andrée n'a pas changé, son carré gris est toujours aussi fou. Ses yeux sombres sont souriants, encadrés des rides du sourire qui la rendent si attirante. Andrée et son optimisme chevillé au corps!
Annabelle qui arrive, elle aussi, sourit, tranquille, une main sur son ventre déjà rond. Elle avait déjà deviné.
"Ils auront le même âge"
Je me penche pour serrer Annabelle dans mes bras.
Je suis heureuse de la retrouver. Elle a ce sourire en coin qui est si troublant. Aujourd'hui ses cheveux sont rouge vif. Accordés aux escarpins ("J'ai intérêt à bien les choisir parce que je ne risque pas de les user") et à la robe du style années 50 qu'elle affectionne tant. Je remarque un nouveau tatouage sur le haut de son bras droit. Un portrait old scool de... Damien?
C'est alors que je me rends compte de l'absence de Damien.
"Damien travaille! Un week-end, oui. Il intervient dans une formation sur la pédagogie Freinet. Être mariée avec un enseignant n'est pas une sinécure, ce boulot lui bouffe la vie. Et, tu sais quoi? Du coup je me retrouve avec Odette sur les bras! Avec son poignet cassé elle ne peut pas rester seule. Damien a réussi à la persuader qu'en m'accompagnant elle me serait très utile pour les enfants!"
Annabelle glousse. Et j'en suis très heureuse. Cela n'a pas toujours été le cas. Les rapports avec Odette ont été très houleux. Quand elle s'est inscrite à la page SOS Belle Doche elle l’appelait "Odette l'odieuse"...
Nous quittons le parking pour nous diriger vers la maison. Une maison haute, en pierre, comme suspendue au bord du vallon. Andrée, un peu calmée, me présente sa fille, Léa, l'une des jumelles. Elle me chuchote: 
"Elle vient de rompre et je me suis dit qu'à nous elle n'aurait pas le temps de ruminer".
Léa, fine, blonde, sourit avec indulgence: 

"Je crois que je vais devoir laisser ma mère s'inquiéter pour moi comme nous nous sommes inquiétées pour elle quand papa l'a plaquée".
Loïc, qui a posé les bagages dans la chambre qui nous est attribuée, est au bout du jardin avec Luis, Joseph et les enfants. Nous, les femmes, nous installons sur la terrasse, vue sur les bois, de l'autre coté du pré, avec une citronnade ou un café. Andrée s'est arrangée pour ne pas être à coté d'Odette, elle ne se sent pas vieille, elle. Et elle n'est pas une "Belle Doche" (enfin, plus maintenant que Léa a largué son zozo. Quant à Lola, sa seconde fille, si elle a quelqu'un elle s'est abstenue de lui présenter).
Des yeux je fais le tour de la tablée. Alice, Andrée, Léa, Annabelle, Odette et moi. Nous formons une curieuse assemblée. Alice grande, fine et brune, la trentaine pétillante. Andrée toute en rondeur et en énergie. Elle a fêté ses cinquante ans avec une sorte de jubilation qui en boucherait un coin à la plupart des anciennes voisines, copines. Léa, sa fille, l'une des deux, la blonde, l'intellectuelle, la timide, qui a choisi de s'exposer en devenant prof. Annabelle, la rebelle, celle qui a les cheveux rouges. Annabelle, franche et vive. Pas agressive, vive. Annabelle la tatouée. Pas par provocation (encore que...), non. Pour donner une dimension artistique à ce corps abimé, brisé. Pour détourner l'attention? Ses épaules musclées, ses bras comme une BD. Souvenirs de voyages, motifs africains, wax, d'un coté, indien, cachemire, de l'autre, comme des bracelets, comme des cadres autour d'une sirène, incapable de marcher, comme elle, de style japonisant, d'un arbre s’épanouissant dans un livre ouvert. De la couleur, encore. Elle est une femme de couleurs. Et elle en a redonné à ma vie. Et Odette. C'est la première fois que je rencontre Odette. Mais qu'est ce que l'on a parlé d'elle sur SOS Belle Doche! Là elle parait bien inoffensive... Je la sais psychorigide, ringarde, peu ouverte. Limitée. Elle semble ravie d'être là. Bien, bien.
Je rappelle alors à ces dames la mission qui m'a été confiée: faire le récit de l'opération "Retrouver Aimée" en collectant les témoignages des évènements qui ont tourné autour de moi il y a 5 ans.
"Par où veux-tu que l'on commence?" demande Annabelle.
- Je ne sais pas... Quand vous vous êtes dit que j'avais disparu?"
Annabelle toussote: 

"C'est Jérémie (pourquoi Albus a-t-il retrouvé son prénom quand nous nous sommes réellement rencontrés alors que moi je l'ai perdu au profit de mon pseudo?) qui a donné l'alerte. Nous culpabilisions de n'avoir pas pu te convaincre de nous laisser venir te soutenir "dans la vraie vie" plutôt que sur facebook quand tu as perdu Laurent. Quand nous avons compris que nous n'avions rien compris".
Le silence se fait.
Tout doucement je dis: 

"Je n'avais pas compris, moi non plus. Rien ne me préparait, ne nous préparait à ça"
Ça: l'annonce du médecin, froide, qui disait: "Trop tard".
Je me rappelle...
Nous nous sommes cramponnés l'un à l'autre. 

La page SOS Belle Doche c'était comme une bouffée d'air. De vie normale. 
Nous avons espéré quand même. Le désespoir mène à tout... Et puis Laurent s'est affaibli, la tumeur l'a rendu aveugle en quelques jours. Il m'a demandé de ne pas gâcher. Le temps qui nous restait. Je me suis mise en congé. Nous nous sommes repliés chez nous, dans la maison, dans le jardin. Nous avons accueilli ses amis, nos amis. La maison était pleine, chaque jour. J'étais entourée, soutenue. Je préparais des repas pour dix, pour quinze. Je lui tenais la main. Je l'écoutais parler. Puis chuchoter. Je m'accrochais à son souffle... Je lui tenais la main, je m'y cramponnais. Le vertige au bord du vide. Cela a duré une petite semaine. Cela a duré un temps infini. Qui a fini.
"Je vous ai oubliés... Cette semaine-là, je n'ai pas pensé à vous. Je n'ai pas pensé que vous pouviez faire quoi que ce soit. Rien ne pouvait être fait. Je me suis même oubliée. Il n'y avait que Laurent et le stupéfaction  de cette fatalité".
Le silence se prolonge un peu.
"Andrée venait de faire remarquer que tu ne postais quasi plus, quelques commentaires laconiques, depuis plusieurs semaines quand tu nous as annoncé sa mort" dit Alice en caressant la tête d'Angie en train de téter.
"Nous voulions te rejoindre mais nous ne savions rien, ni ton vrai nom, ni ton adresse". Souffle Annabelle.
Je vois des larmes dans les yeux de Léa.
Je réponds que étouffée de chagrin, noyée sous les récriminations de Thérèse, je n'ai pas pensé que je ne m'étais jamais vraiment livrée. J'étais cachée derrière mon pseudo.
"Jérémie s'est inquiété dès le soir de la cérémonie funèbre. Quand tu n'as pas écrit un mot. Pas envoyé de SMS. Il s'était tellement démené, avec l'aide de Pierrick, pour t'aider à imposer la volonté de Laurent contre celle de sa mère." Termine Annabelle.

 "Comment?" S'exclame Odette. 
"Sa maman voulait aller contre sa volonté?
- Elle voulait une cérémonie à l'église, un enterrement. Laurent voulait une crémation et une petite réunion dans son jardin.
- Oh!" S'exclament en chœur Odette et Léa.
"Tu as réussi à la faire céder?" Demande Léa bouleversée.
"Plus ou moins, et c'est d'ailleurs une partie de "l'histoire".
- Mais d'abord tu as disparu". Souffle Andrée.
Des hurlements fusent du fond du jardin:
"Voilà Jérémie et Pierrick!
- Et leurs enfants!"
Un mouvement d'ensemble jette la compagnie vers le parking.
"Leurs enfants?" Demande Odette, qui a du mal à sortir du siège dans lequel elle a casé sa grande carcasse. 
"Comment peuvent-ils avoir des enfants s'ils sont homos?
- M'enfin Odette!" S'agace Annabelle. 
"Parfois vous êtes si... Ils ont adopté! Cela fait deux mois qu'ils sont les parents de Julia et Max. Une fratrie de gamins orphelins".
Odette maugréé mais elle sourit.
L'accueil des nouveaux venus change de l'émotion soulevée par l'évocation de ces jours sombres. Je me demande si ce projet est vraiment une bonne idée.
Pierrick nous présente sa fille qui lui serre timidement le cou et Jérémie sort fièrement le cosy de la voiture. Les gosses se bousculent, les adultes s'embrassent, se serrent. 
Nous sommes tous réunis. Les A. Alice, Annabelle, Andrée, Albus et moi, Aimée.
Comme la vie a changé depuis que nous avons formé le cercle sur SOS Belle Doche il y a presque dix ans!
Alice, enceinte, était avec l'affreux jojo Sylvain. Elle se débattait avec "Big mama".
Annabelle, qui avait sauté sur une mine avec son camion et apprenait à vivre sans mobilité dans les jambes, était l'enjeu d'une bataille entre Damien et sa mère Odette qui voulait pour lui une femme "entière".
Andrée, larguée par son mari, qui avait fait d'elle une mère au foyer, se perdait de crises de conscience et crises d'angoisse, seule face à Joséphine, sa belle-mère atteinte d’Alzheimer.
Albus/Jérémie tentait d'amadouer Martine, la maman de Pierrick, qui n'avait toujours pas digéré son coming out.
Et moi, Aimée/Vanessa, je tentais d'avoir un enfant avec Laurent, le parfait amour sans la sorcière Thérèse.
Rien ne dit que sans SOS Belle Doche, sans le cercle des A, Alice, Annabelle, Andrée et Jérémie en seraient toujours là mais moi c'est sûr que non.
Je serais restée au fond.
Où je suis tombée, après la crémation, quand j'ai perdu le dernier espoir de garder un peu de Laurent vivant.

2 commentaires:

  1. C'est un sacré cercle que tu décris là ! ça donne envie d'être là-bas avec tous ces gens...

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