Projet, second été.

 

Il fait encore noir, ce matin, et Loïc sifflote en chargeant les bagages. Il a l'esprit tranquille de celui qui a tout réglé. Il a confié l'auberge à Claire, sa sœur. Et aucune arrivée n'est prévue ce week-end. Un barbecue est prévu et il sait que ses deux clients du moment seront bien pris en charge. Les coopérateurs vont faire tourner la maison pendant le week-end, Hugo en cuisine, Danièle au potager et Aurore à l'entretien. Il fourrage sous le capot, cale les sacs de voyage, la cagette dans laquelle j'ai empilé gamelles et croquettes pour Bravo. Il me prend des mains le sac de bouquins que j'ai trié pour les rendre, ou les donner. Et le sac de petits cadeaux pour les enfants. Je souris et je ronchonne pour le principe: 
"Je ne suis pas malade (enfin là c'est à voir, parce que mon café fait le yoyo dans mon estomac)!" 
Pendant que je m'installe sur le siège passager il maugrée: 
"Ben qu'est ce que ce sera quand le bébé sera là! Le coffre est plein..." 
Il referme le capot et je vois qu'il rit. Il est beau cet homme et j'en suis émue. Je vois dans son rire le rire de l'enfant qu'il a été, qu'il reste un peu encore. Son enfance, contée un peu par ci, un peu par là, par ses sœurs, par ses parents, affleure. Le petit garçon sans histoires, tranquille, dernier d'une fratrie de cinq. Le seul garçon, choyé, porté, trimballé par ses sœurs. Tantôt poupée vivante, tantôt boulet à traîner. Des parents, commerçants, qui vendaient des vélos, avant que cela devienne vraiment à la mode, peu présents. Je le regarde vérifier si le capot est bien fermé, ses cheveux en bataille et je l'imagine à l'école avec ses copains. Léonard et Rémi. Qu'il retrouvait le soir et pendant les vacances pour faire du vélo, pour aller à la piscine, construire des cabanes, vivre des aventures extraordinaires au fond des jardins, le long du canal. 
Notre enfant aura t-il sa sérénité, sa fantaisie tranquille? 
Il fait monter Bravo sur la banquette arrière, recouverte, comme il se doit, d'un plaid. Je le regarde s'installer dans la coccinelle rutilante. Il l'a lavée, briquée, pour l'occasion. 
Je me souviens que la première fois que je l'ai rencontré c'est surtout la couleur rouge cerise de sa voiture que j'avais remarquée. Je n'avais même pas vu comme il est grand, comme il est souple. Loïc c'est un frêne, élancé, solide. Présent. 
Je soupire d'aise en me calant dans le siège, il me sourit et démarre. 
J'attends quelques kilomètres avant de commencer mon interrogatoire: 
"Je connais l'histoire, bien sur, mais j'aimerais que tu me racontes ta version". 
Il se tourne, surpris, vers moi. Ses yeux verts un peu écarquillés, ses sourcils bruns relevés sous ses cheveux grisonnants (peut-être sera-t-il blanc avant ses quarante ans?). Je ressens comme un choc. Qu'il est sexy! 
"De quelle histoire parles tu?" 
De celle qui nous a réuni, au bout du compte, bien sûr. 
Je lui demande de commencer au début, pour lui. Au moment où il est entré dans le cercle. Celui des A. 
"C'est une commande, tu te rappelles? Les A veulent que j'écrive ce moment où ils ont franchis le pas, de la toile à la réalité. 
-Le cercle des A?" commença t-il. 
"Mon premier contact a été par Alice. Ou plutôt par Sylvain, qui était son compagnon, à l'époque. Sylvain était informaticien dans ma boîte et il parlait souvent, très souvent, d'Alice. Pas en bien: "Je suis en retard à cause de ma femme. Elle est enceinte. Et qu'est-ce que c'est pénible une femme enceinte." 
Loïc me fait un clin d’œil. 
"Je peux avoir une journée? C'est l'échographie. Ma femme tient à ce que j'y assiste. Elle est insupportable! Elle ne comprend pas que j'ai besoin de souffler après une journée harassante..." 
"Là, j'ai eu un doute". Commente Loïc. 
"Harassante? Sylvain n'en faisait jamais plus que demandé. Et encore... Lentement, tranquillement. Si j'avais eu à virer le moins rentable de mes gars ce serait lui que j'aurais choisi. Je me suis dit que sa femme devait drôlement être amoureuse pour le supporter. Je savais qu'elle avait pris un congé parental pour élever leur bébé. Un garçon, "le gosse", disait Sylvain. Elle avait perdu son job de commerciale dans une grande entreprise de cosmétique en début de grossesse et Sylvain racontait à qui mieux mieux qu'elle était à sa place à la maison. Le con!" 
Je regarde ses grandes mains sur le volant et je remonte le long de ses bras musclés, de ses épaules larges, jusqu'à son visage expressif. Loïc informaticien... C'est curieux, cela ne ressemble pas à ce qu'il est. C'est sa vie d'avant. Sa vie avec d'autres. Son adolescence entre Rémi qui collectionnait les petites amies, "une par mois" se vantait-il, et Léonard qui mettait enceinte la sienne à seize ans (si, si!). la vie où il a eu une petite amie, Adeline. Adorable, parait-il. Mais, m'a t-il dit, tiède, molle. Sans élan. Puis, elle l'a largué. Il a papillonné... Il avait, m'a t-il affirmé, presque perdu espoir de se "caser". 
Loïc profite d'un feu rouge pour me regarder en souriant. 
"Cela te convient comme récit?" 
Il me caresse la joue du dos des doigts, je frissonne, et réenclenche la première. 
"La maison justement! Qu'est-ce qu'on a pu en entendre parler! C'était sa maison. A elle. Au début de leur relation, au début de la grossesse, elle avait hérité. Elle avait hérité d'un oncle, ou d'un parrain. Un garage automobile, tout équipé, "obsolète" s'était exclamé Sylvain, surmonté de deux appartements "défraichis" soupirait Sylvain. Ils s'étaient alors installés au premier étage dans l'appartement de l'oncle (ou le parrain) qu'elle avait rénové du sol au plafond. "Elle veut faire pareil au second et le mettre en location. Si elle croit que se sera suffisant, comme revenus, pour l'entretenir?!" Pérorait le gus! "Elle veut un peu d'argent pour faire réparer sa voiture! Le gosse a un souci d'après elle. Il faut qu'elle l'amène à Paris pour des examens médicaux! Juste quand je dois m'acheter une voiture neuve!" Il s'était acheté une 306 CC!!! "Je lui ai dit qu'elle n'avait qu'à la réparer elle même sa voiture, puisqu'elle a un garage à elle!" Bon sang qu'il était con ce type! Un jour il est arrivé très énervé: "Non mais vous vous rendez compte!!! Depuis des mois elle fait partie d'un groupe facebook qui s’appelle SOS Belle Doche! Elle y discute de comment faire avec ma mère! Non, mais sans déconner! Ma mère! Qui voulait juste l'aider pour préparer le mariage, pour s'occuper du gosse! Je sais maintenant que c'est grâce à ses "copines" qu'elle a annulé le mariage! Trop de chichis qu'elle a dit!" Là je me suis dit qu'elle n'était pas si conne, plus si amoureuse, tous comptes faits, la femme de Sylvain." 
Loïc, qui vient de faire entrer la cocc sur l'autoroute, se tourne vers moi, me lance une œillade coquine: 
"C'est la première fois que j'ai entendu parler de vous, "SOS Belle Doche". Sur le coup cela m'avait fait sourire. J'ai pensé à ma mère et à ma grand mère toujours en train de se crêper le chignon." 
Il jette un œil au rétro, met son clignotant et continue en doublant un camion. 
"Quelques mois plus tard, la maison, le garage, sont revenus sur le tapis. Si j'ai bien compris il s'était mis en tête de vendre le garage et les appartements. Le second était rénové et loué en salle de réunions et bureaux provisoires. Il voulait acheter une maison de "bon standing" dans un quartier à la mode. La recommandation venait de sa "Moman..". Il avait essuyé un refus net. Sans appel. "Elle parle de rouvrir le garage! Elle a, paraît-il, pris des cours, vient d'avoir son BAC pro mécanique!"
Loïc en riait encore: 
"Il semblait si outré qu'une femme, sa femme, soit mécano. Qu'elle ne tienne aucun compte des apparences et préfère habiter dans ce vieil appart! Il a été la risée de tout le bureau. Mais bientôt nous n'avons plus entendu parler de rien... Jusqu'à ce qu'un jour, en début d'après midi, une Renault 15 bleu ciel débarque sur le parking." 
Loïc tourne la tête, vérifie que je l'écoute, que je le regarde, sourit (comme j'aime quand il sourit!):
"Ma boîte n'était pas bien grande, elle était logée, dans un bâtiment en L tout vitré et chacun avait vue sur le parking. La Renault 15 fît sensation. Surtout dans une boîte de mecs comme ça! D'autant plus que la fille qui en est sortie valait le coup d’œil! Une masse de cheveux bruns frisés maintenus en arrière par un bandeau rose vif, un débardeur de la même couleur que la voiture, une mini jupe à motifs psychédéliques et des compensées (à l'époque je ne savais pas que ça s’appelait comme ça). Une nouvelle cliente peut être? Plusieurs des gars s’apprêtaient à se mettre à sa disposition quand Sylvain s'est précipité à sa rencontre. Et ce n'était visiblement pas pour ses beaux yeux. Il l'a entrainée dans la salle de pause. Il y a eu des éclats de voix. Tu sais comme ça peut péter quand Alice n'est pas contente, hein! Je me suis dis qu'il y avait de l'eau dans le gaz et, comme je sortais pour aller chez un client, je me suis attardé près de la Renault 15. J'étais en train d'admirer la belle rénovation quand sa conductrice est revenue. Je lui dit comme je trouvais sa voiture bien belle. Cela la fît sourire. Elle l'avait reçue en héritage avec un garage et elle était, en quelque sorte, son chef-d’œuvre de fin d'études. 
"Oh!" Lui dis-je. "Vous êtes la femme de Sylvain!" 
"Non, non, son ex! Je n'ai jamais été sa femme, heureusement. Et cela fait quelques semaines déjà que je l'ai rendu à sa chère maman!" 
Elle était toute dressée sur ses talons. 
"Nous n'avons plus en commun que notre fils dont il ne daigne pas s’occuper". 
Ouh, qu'elle était fâchée! 
"Je viens de lui faire signer une décharge pour pouvoir le faire soigner sans avoir à lui en référer. Vous vous rendez compte! Il avait mis le contenu du garage en vente sur le bon coin!" 
Je ris. En effet je me souviens que c'est ce qui l'avait décidée à le mettre dehors. Elle l'avait surpris, quand elle était rentrée plus tôt, Louis étant fiévreux, avec un "client" qui s’apprêtait à charger dans un fourgon une partie des outils du garage. A quelques jours de la réouverture!!! 
Loïc vient de prendre la voie d’insertion pour une aire de repos. 
"Un café?" 
Il gare la voiture à l'ombre et il porte la bouteille thermos jusqu'à une table libre (Une thermos! J'aurais pu porter! Mais il me l'a prise gentillement des mains. Soupir!). 
"Là?" me demande-t-il. En approuvant d'un geste je me souviens des premiers mots que nous avons échangés. 
Lui: "Nous sommes drôlement contents de t'avoir retrouvée". 
Moi: " Merci. Mais je crois que je suis encore perdue". 
Jérémie m'avait alors prise par le coude en disant: 
"Nous serons là pour toi jusqu'à ce que tu te retrouves Je suis sûr que nous sommes doués pour ça."
Et il avait raison. C'est grâce à eux qu'avec les miettes de ce que j'étais j'ai réinventé ce que je suis. 
Loïc continue en buvant son café (pour moi ça ne passe pas. Pas du tout!): 
"C'est comme ça que j'ai rencontré Alice qui est devenue mon amie. Je ne croyais pas que ce soit possible, une amitié fille garçon, elle est si belle en plus, mais elle est mon amie, je suis son ami. Alice mon pote mécano. Nous avons passé des heures la tête sous le capot, ou à taper sur des tôles pour les redresser, ou le masque sur le visage à repeindre les ailes de tacots sans ABS ni GPS. Alice et son énergie incroyable, Alice et ses potes de SOS Belle Doche.
Une petite demie-heure plus tard nous avons repris la route. 
J'ai pris le volant. Loïc me le laisse sans difficulté (ce qui n'est pas le cas pour sa sœur) puisque j'ai, moi aussi, une voiture "vintage". 
Une Amy 8 bleu canard dont j'ai refait toute la sellerie avec de la toile jaune moutarde. Une voiture qu'Alice a rénovée, bien sur! Cela a été l'un de mes projets au long de la pente que j'ai remontée grâce aux A. 
Loïc s'installe confortablement et ferme les yeux. 
"Je te raconte la suite? Tu la connais pourtant?" 
Je lui réponds: 
"Non, pas tant que ça. On ne se connaissait pas à cette époque. Je ne sais pas comment tu es entré dans notre cercle. Comment tu t'es retrouvé dans cette aventure?" 
Je lui jette un œil. Il semble dormir. Oui, il dort. Il a cette capacité incroyable, qu'avait aussi Laurent, de s'endormir rapidement. L'esprit tranquille. C'est d'ailleurs comme ça qu'il s'est éteint, Laurent, d'un coup, comme on coupe la lumière en appuyant sur un interrupteur. 
Je me concentre sur ma conduite, je ne prends pas souvent l'autoroute, et mon esprit dérive sur ce que m'a raconté Loïc. Oui, je connais l'histoire. L'autre versant. Alice s'était inscrite sur SOS Belle Doche quasi dès le début. Un jour ou deux après que j'ai créé la page. 
Et nos difficultés communes nous ont vite rapprochées. Même si, tous comptes faits, nous étions loin de vivre la même chose. Face à ma belle-mère je n'étais pas seule. Laurent me soutenait. Sa mère l'agaçait, l’horripilait tout autant que moi. Nous avions établi un plan, nous ne la laissions approcher, repas dominical, chez elle, qu'une fois par mois. Communications téléphoniques limitées à deux par semaine et pas plus de dix minutes (vive la présentation du numéro). 
Pour Alice c'était une autre paire de manches! "Son" Sylvain ne faisait rien sans sa mère. A part la mettre enceinte, problème de préservatif, paraît-il (Alice: "Ça se trouve comme sa mère ne lui a pas montré comment faire alors il ne sait pas faire!"). Il passait des heures au téléphone avec elle. Elle l'inondait de SMS, elle débarquait à toute heure avec de la nourriture. Son fils "méritait" de bons repas (!). Emportait le linge, le sien, à repasser, ramenait les chemises plus nettes que si elles sortaient du pressing (Alice: "Et ça se trouve..."). Au début elle avait entrepris de combler les manques, de lui montrer comment repasser une chemise (Il avait carrément tourné le dos: "Maman le fait très bien!"), comment cuisiner un repas correct, comment mettre en route le lave linge, le lave vaisselle. Sans succès. Sylvain s'en remettait toujours à sa chère maman (Alice: "Et il n'en fiche pas une ramée!"). Alice prenait de plus en plus mal les incursions de "belle maman" dans le quotidien qu'elle essayait de bâtir avec Sylvain. Elle ressentait comme une agression cette manière de manœuvrer pour la faire culpabiliser. Tout en elle se révoltait face à cette femme énorme dans tous les sens du terme. Elle qui réussissait l'exploit d'être à la fois tout en rondeur et tout en dureté. Alice, au début, c'était interrogée sur ce qui l'avait ainsi façonnée. Par quels traumatismes elle était passée pour n'être plus que reproches, pour être devenue ce genre de tyran domestique. Puis elle avait renoncé à comprendre... "Big mama" était irrécupérable. Et toxique. Elle semblait décidée à lui pourrir la vie. Même l'annonce de la grossesse lui avait échappé. "Big mama" s'était répandue dans les rues de la ville sur la bêtise des jeunes avant que le test n'ait eu le temps de sécher. Avant qu'Alice n'ait eu le temps d'en parler à sa mère, à elle. Bref pour "Big mama" elle n'était pas une bonne "fiancée", incapable de prendre correctement en charge "son" ménage. 
D'ailleurs elle avait totalement foiré son mariage. Car, sur les conseils de sa mère, Sylvain l'avait demandée en mariage. Il fallait "assumer" sa paternité (ses conneries). Puis "Big mama" avait pris les choses en main (si elle ne les avait pas déjà!) et avait commencé les préparatifs du mariage. Je me souviens du ton de plus en plus affolé des messages d'Alice sur SOS Belle Doche. Tout lui échappait. Le choix de la date (Le plus tôt possible, avant que cela ne se voit. Alors qu'elle avait mis tout le monde au courant de "son" infortune!), la salle, la liste des invités, le plan de table, la déco... 
Le groupe des A s'était concerté devant sa panique. 
Même la cérémonie lui était imposée "Pour faire plaisir à Sylvain" ou "Pour faire plaisir à maman".
Les A sont arrivés à la conclusion qu'on ne se mariait pas pour faire plaisir à quelqu'un. Ne fût-ce celui qu'on aime. D'autant plus qu'Alice ne parlait pas particulièrement d'amour quand elle parlait de Sylvain... Et de conseiller à Alice de faire le point sur ce qu'elle souhaitait, réellement. Elle. A partir de là se fût vite réglé: 
Elle ne voulait rien de tout ce salamalec. Elle voulait juste pleurer son parrain, qu'elle venait de perdre (Sylvain: "Voyons, ma chérie, ce n'était que ton parrain!") et mener à bien cette grossesse surprise. Elle annula le mariage, au grand dam de "Big mama" et du futur marié, et mit son énergie à aménager son nid dans l'appartement de son parrain, au dessus du garage. 
"Parc naturel régional de la Brenne" dit le panneau au bord de la route. 
Loïc ronfle doucement. 
A partir de son installation chez elle, au dessus du garage, la page de SOS Belle Doche n'enregistra plus de plaintes contre "Big mama". Elle lui avait interdit l'accès de son domaine. 
La seule fois où "Big mama" essaya de passer outre elle resta essoufflée sur le palier. Alice referma fermement le porte sur elle. Et Sylvain eu beau argumenter, pleurnicher, elle ne céda pas. Elle lui mis le marché en main: sa mère ou elle. Il pouvait la voir, lui parler tant qu'il voulait mais pas chez elle. Il céda. Il avait l'habitude de céder... 
Alice devient la Warrior du groupe. L'héroïne du cercle des A. Elle avait pris suffisamment d'assurance pour pouvoir donner des conseils à Annabelle pour rembarrer Odette, à "Albus" pour faire capituler Martine. Elle soutenait Andrée dans le "largage" de Joséphine et elle trouva une parade infaillible (mais difficile à mettre en œuvre sur la durée) pour moi (et pour Laurent) face aux attaques de Thérèse: le silence. Le silence ou la dérision. 
Thérèse, ma belle doche à moi, la vertu incarnée, savait toujours tout mieux que tout le monde. Elle savait toujours ce qui était bon pour tout le monde. Et ce n'était jamais ce que "tout le monde" avait choisi comme option. Rien de ce que son fils, Laurent, faisait (mal conseillé qu'il était par moi, sans doute) n'était bien. Il reprenait la maison de son arrière-grand-mère, c'était une mauvaise idée. La maison n'était pas bonne. Trop de malheurs y avaient eu lieu (ça se trouve s'il l'avait écoutée...), elle était vétuste, vielle, moche. La fille de la voisine de la première adjointe avait fait construire un pavillon, clef en main, si joli, si pratique... Il achetait une voiture neuve, une Dacia, elle citait aussitôt le cousin Machin ou le voisin Truc qui, pour le même prix, avaient acheté une belle occasion avec toutes les options. Son travail? Elle parlait illico de celui d'un que connaissait sa "copine" (une voisine dont le seul plaisir était de tailler des shorts aux habitants de la rue). Il faisait du tennis, elle parlait foot... Cela ne choquait même plus (pas?) Laurent. Il était devenu, en quelque sorte, sourd à ses simagrées. Mais pour moi c'était éprouvant. A ses yeux je n'étais rien. Elle faisait mine d'avoir oublié mon prénom, Vanessa, utilisait celui d'une des ex de Laurent ou celui de la gosse de la voisine. Difficile de ne pas se mettre en rogne! Même maintenant je sens mes nerfs se tendre en pensant à ses remarques perfides. Comme cette fois où, toute heureuse d'avoir obtenu un poste de bibliothécaire responsable d'une petite médiathèque à vingt minutes de chez nous, je parlais de la structure avec enthousiasme. Elle enchaina sur le champ sur la magnifique médiathèque de la ville d'à côté. Si bien dotée, elle, et idéalement située dans un quartier où la culture était la norme (elle n'avait jamais mis les pieds dans une médiathèque, le mot même de médiathèque était une grossièreté pour elle. Et l'idée qu'elle se faisait de la culture recouvrait celle d'un champ de colza. Seule plante qu'elle reconnaissait. Et encore! Quand il était en fleurs.). 
Grâce aux conseils d'Alice je réussissais, presque à chaque fois, à ignorer ses sorties. A faire comme si je n'avais pas entendu. J'avais même réussi, quelques fois, Laurent pouffant à mes côtés, à la reprendre quand elle se "trompait" de prénom: 
"Non Thérèse, moi c'est Gertrude (ou Angèle, ou Nathalie), pas Nicole" 
Je suis certaine que si nous avions réussi à avoir des enfants elle nous aurait parlé des dents du bébé de la coiffeuse, des notes du neveu du maire... 
Loïc me regarde les sourcils un peu levés. Je devais avoir froncé les miens (Ne guérit-on jamais des offenses passées?). 
"Quoi?" demande-t-il. 
Je lance: 
"C'est Alice n'est ce pas? Pas seulement son garage et les voitures qui t'a attiré dans notre cercle? Tu la trouvais à ton goût, n'est ce pas? 
- Ben, tu l'as vue! Évidemment que je la trouvais à mon goût. 
- En fait à l'époque, comme tu le sais, nous ne nous étions jamais rencontrées autrement que sur la toile... 
- Elle était à mon goût mais j'ai eu vite fait de comprendre qu'elle n'était pas pour moi. Personne ne pouvait l'approcher après cette expérience désastreuse avec Sylvain. Quand nous avons travaillé sur la cocc ou sur l'informatique du garage puis sur la structure de l'association, elle n'a jamais parlé amour. A part, bien entendu, celui qu'elle portait à son fils. 
- Elle était si inquiète pour lui. Même si c'était son premier elle s'était rendu compte très rapidement que quelque chose n'allait pas. Et ce n'est pas Sylvain, qui ne s'est jamais posé de questions ou "Big mama" ("Laisse le pleurer!") qui l'ont soutenue sur ce coup-là! Quand je pense qu'elle a dû réparer elle-même sa voiture pour pouvoir l'emmener en consultation à l'hôpital! Cela lui a servi d'inspiration pour orienter sa vie mais quand même, sur le moment, ça a été une vraie épreuve pour elle. 
- Oui, là elle a compris qu'elle ne pourrait jamais compter que sur elle-même. 
- Et sur ses parents quand même. Ils ont pris le relais auprès de Louis pour les consultations, les opérations puis son entrée à l'école quand elle a pris des cours de professionnalisation pour relancer le garage. 
- Quand je suis devenu son ami elle venait de rouvrir et commençait à se faire une clientèle. Son idée de faire participer le client, comme aide mécano, pour faire baisser les prix a fait fureur dès le départ auprès des gens qui ne peuvent, ou ne veulent, pas s'acheter de voiture neuve pleine d'électronique. Son énergie me fascinait. Elle me fascine toujours d'ailleurs. Elle commençait déjà à fédérer ce groupe de mécanos amateurs ou retraités autour du projet de fournir des voitures aux chômeurs et aux travailleurs pauvres. C'est grâce à ça que j'ai commencé à réfléchir à un autre projet que ma boîte d'informatique. Ce projet qui a commencé à prendre forme quand nous t'avons retrouvée. 
- Je n'étais pas plus disponible qu'Alice alors... 
- Non, mais j'étais prêt à t'attendre. Et je t'ai attendue." 
Je souris: 
"Et tu m'as attendue.
- Hey! C'est la prochaine sortie! m'interpelle Loïc. Nous ne sommes plus qu'à un quart d'heure".
En fait nous étions plutôt à une demi-heure de l'arrivée.
L'arrivée au gite, au bout d'un chemin au milieu d'un bois. Le domaine apparaît en haut d'une courbe, au milieu d'un pré. Nous roulons dans un puzzle de verts, le sombre des arbres, le doux des prés, le vif de la bordure du ruisseau. Pierrick, le grand GO de toutes nos réunions, a parfaitement choisi le lieu. Comme d'habitude. Nous serons tranquilles ici. Et c'est beau!
Loïc, qui avait repris le volant, se gare entre la DS grise, très classe (Alice a contaminé toute la bande), immatriculée dans le nord, d'Andrée et Luis, le combi vert pomme d'Alice et Joseph et le monospace aménagé d'Annabelle et Damien.
Je suis impatiente de tous les revoir. Même si nous sommes en contact quasi quotidiennement grâce à internet et aux SMS cela fait un an que je n'ai pas vu Andrée, trop débordée par le démarrage de son  lieu participatif, et plus de six mois pour Annabelle qui était passée chez nous juste avant son départ pour le Yémen.
Mais c'est Louis qui, le premier, nous voit arriver. Il arrive en trombe tout en signant:
"Bonjour, venez voir! C'est super ici!" 
Enfin, je pense que c'est ça. Il signe tellement vite que... Il rit, repousse sa mèche sur le côté et s'applique à prononcer:
"Bonjour! On vous attendait!"
Il est tellement excité de nous voir que jamais on ne pourrait croire que l'on s'est vu hier. De la bande des A Alice et sa famille, Louis, son fils de 8 ans, Joseph, son compagnon et leur petite Angie, sont nos voisins. Le garage d'Alice est sur la même petite place que l'auberge de Loïc. C'est d'ailleurs en allant au garage que Loïc est tombé en amour devant ce grand bâtiment défraichi, et à vendre. C'est aussi en voyant ce qu'Alice avait fait de l'appartement du second, des chambres refuges, logements contre services, que son concept d'auberge a muri. On retrouve à l'auberge l'atmosphère de second étage. Je peux en témoigner, j'y ai vécu quelques mois à la fin de mon raod trip de sauvetage. Ainsi que Joseph, plus tard.
Joseph...
Il m'a raconté un jour, ses dents blanches contrastant avec sa peau noire, ses mains fines traçant des arabesques dans l'air, comment il s'était retrouvé par hasard au garage avec sa voiture en panne. Il était en route pour un entretien d'embauche auquel il n'est jamais arrivé. Il riait en me disant comment Alice l'avait surpris la nuit suivante dans sa cour, essayant d'entrer (La cachotière, elle ne m'en avait rien dit! Moi j'aurais eu la peur de ma vie mais elle...). Il avait dû lui avouer qu'il vivait dans sa Clio. Elle ne s'était pas démontée, lui avait proposé une chambre contre la création d'un logo, d'une enseigne, pour le garage. Le logo décore désormais, depuis deux ans, la R15 et le combi (la Clio avait disparu. Sans doute attribuée, par le biais de l'association, à l'arrière du garage, à un chômeur en mal de véhicule).
Je ne sais pas comment Joseph a fait mais il a réussi, avec sa nonchalance et son sourire tranquille, là où les garçons les plus aguerris, les hommes les plus virils ont échoué. Il a conquis la belle Alice.
Un matin, en entrant chez elle, je l'ai trouvé attablé devant le petit déjeuner, papotant tranquillement (il a acquis le langage des signes a une vitesse ahurissante) avec Louis. Et c'est comme si cela avait toujours été comme ça.
Un petit troupeau de gosses nous entoure en piaillant, réclamant des bisous, tirant Loïc par la manche: 
"Viens voir! On peut faire des cabanes!" 
Bravo donne des coups de langue et de queue, aux uns, aux autres.
Loïc rigole: 
"Mais qu'est-ce qu'ils ont tous à faire des gosses?
- Même Jérémie et Pierrick s'y mettent maintenant!" s'exclame Luis, qui arrivait juste derrière, en l'étreignant. L'air mystérieux que prend Loïc l'interpelle. Il me regarde. J'essaie de prendre un air détaché qui provoque l'inverse de l'effet recherché.
J'aime beaucoup Luis! Parce qu'il aime mon amie Andrée.
Luis exulte, il me prend dans les bras, me soulève, me repose et court alerter la compagnie.
Notre secret n'a pas fait long feu.
Et c'est des embrassades encore plus bruyantes que d'habitude qui saluent notre arrivée.
Andrée veut tout savoir, pour quand, garçon ou fille, s'il n'y en a qu'un...
"Moi, quand j'ai su qu'il y en avait deux j'ai cru faire un malaise!"
...si j'étais malade, comment réagissait Loïc, mes parents...
Andrée n'a pas changé, son carré gris est toujours aussi fou. Ses yeux sombres sont souriants, encadrés des rides du sourire qui la rendent si attirante. Andrée et son optimisme chevillé au corps!
Annabelle qui arrive, elle aussi, sourit, tranquille, une main sur son ventre déjà rond. Elle avait déjà deviné.
"Ils auront le même âge"
Je me penche pour serrer Annabelle dans mes bras.
Je suis heureuse de la retrouver. Elle a ce sourire en coin qui est si troublant. Aujourd'hui ses cheveux sont rouge vif. Accordés aux escarpins ("J'ai intérêt à bien les choisir parce que je ne risque pas de les user") et à la robe du style années 50 qu'elle affectionne tant. Je remarque un nouveau tatouage sur le haut de son bras droit. Un portrait old scool de... Damien?
C'est alors que je me rends compte de l'absence de Damien.
"Damien travaille! Un week-end, oui. Il intervient dans une formation sur la pédagogie Freinet. Être mariée avec un enseignant n'est pas une sinécure, ce boulot lui bouffe la vie. Et, tu sais quoi? Du coup je me retrouve avec Odette sur les bras! Avec son poignet cassé elle ne peut pas rester seule. Damien a réussi à la persuader qu'en m'accompagnant elle me serait très utile pour les enfants!"
Annabelle glousse. Et j'en suis très heureuse. Cela n'a pas toujours été le cas. Les rapports avec Odette ont été très houleux. Quand elle s'est inscrite à la page SOS Belle Doche elle l’appelait "Odette l'odieuse"...
Nous quittons le parking pour nous diriger vers la maison. Une maison haute, en pierre, comme suspendue au bord du vallon. Andrée, un peu calmée, me présente sa fille, Léa. Elle me chuchote: 
"Elle vient de rompre et je me suis dit qu'à nous elle n'aurait pas le temps de ruminer".
Léa, fine, blonde, sourit avec indulgence: 

"Je crois que je vais devoir laisser ma mère s'inquiéter pour moi comme nous nous sommes inquiétées pour elle quand papa l'a plaquée".
Loïc, qui a posé les bagages dans la chambre qui nous est attribuée, est au bout du jardin avec Luis, Joseph et les enfants. Nous, les femmes, nous installons sur la terrasse, vue sur les bois, de l'autre coté du pré, avec une citronnade ou un café. Andrée s'est arrangée pour ne pas être à coté d'Odette, elle ne se sent pas vieille, elle. Et elle n'est pas une "Belle Doche" (enfin, plus maintenant que Léa a largué son zozo. Quant à Lola, sa seconde fille, si elle a quelqu'un elle s'est abstenue de lui présenter).
Des yeux je fais le tour de la tablée. Alice, Andrée, Léa, Annabelle, Odette et moi. Nous formons une curieuse assemblée. Alice grande, fine et brune, la trentaine pétillante. Andrée toute en rondeur et en énergie. Elle a fêté ses cinquante ans avec une sorte de jubilation qui en boucherait un coin à la plupart des anciennes voisines, copines. Léa, sa fille, l'une des deux, la blonde, l'intellectuelle, la timide, qui a choisi de s'exposer en devenant prof. Annabelle, la rebelle, celle qui a les cheveux rouges. Annabelle, franche et vive. Pas agressive, vive. Annabelle la tatouée. Pas par provocation (encore que...), non. Pour donner une dimension artistique à ce corps abimé, brisé. Pour détourner l'attention? Ses épaules musclées, ses bras comme une BD. Souvenirs de voyages, motifs africains, wax, d'un coté, indien, cachemire, de l'autre, comme des bracelets, comme des cadres autour d'une sirène, incapable de marcher, comme elle, de style japonisant, d'un arbre s’épanouissant dans un livre ouvert. De la couleur, encore. Elle est une femme de couleurs. Et elle en a redonné à ma vie. Et Odette. C'est la première fois que je rencontre Odette. Mais qu'est ce que l'on a parlé d'elle sur SOS Belle Doche! Là elle parait bien inoffensive... Je la sais psychorigide, ringarde, peu ouverte. Limitée. Elle semble ravie d'être là. Bien, bien.
Je rappelle alors à ces dames la mission qui m'a été confiée: faire le récit de l'opération "Retrouver Aimée" en collectant les témoignages des évènements qui ont tourné autour de moi il y a 5 ans.
"Par où veux-tu que l'on commence?" demande Annabelle.
- Je ne sais pas... Quand vous vous êtes dit que j'avais disparu?"
Annabelle toussote: 

"C'est Jérémie (pourquoi Albus a-t-il retrouvé son prénom quand nous nous sommes réellement rencontrés alors que moi je l'ai perdu au profit de mon pseudo?) qui a donné l'alerte. Nous culpabilisions de n'avoir pas pu te convaincre de nous laisser venir te soutenir "dans la vraie vie" plutôt que sur facebook quand tu as perdu Laurent. Quand nous avons compris que nous n'avions rien compris".
Le silence se fait.
Tout doucement je dis: 

"Je n'avais pas compris, moi non plus. Rien ne me préparait, ne nous préparait à ça"
Ça: l'annonce du médecin, froide, qui disait: "Trop tard".
Je me rappelle...
Nous nous sommes cramponnés l'un à l'autre. 

La page SOS Belle Doche c'était comme une bouffée d'air. De vie normale. 
Nous avons espéré quand même. Le désespoir mène à tout... Et puis Laurent s'est affaibli, la tumeur l'a rendu aveugle en quelques jours. Il m'a demandé de ne pas gâcher. Le temps qui nous restait. Je me suis mise en congé. Nous nous sommes repliés chez nous, dans la maison, dans le jardin. Nous avons accueilli ses amis, nos amis. La maison était pleine, chaque jour. J'étais entourée, soutenue. Je préparais des repas pour dix, pour quinze. Je lui tenais la main. Je l'écoutais parler. Puis chuchoter. Je m'accrochais à son souffle... Je lui tenais la main, je m'y cramponnais. Le vertige au bord du vide. Cela a duré une petite semaine. Cela a duré un temps infini. Qui a fini.
"Je vous ai oubliés... Cette semaine-là, je n'ai pas pensé à vous. Je n'ai pas pensé que vous pouviez faire quoi que ce soit. Rien ne pouvait être fait. Je me suis même oubliée. Il n'y avait que Laurent et le stupéfaction  de cette fatalité".
Le silence se prolonge un peu.
"Andrée venait de faire remarquer que tu ne postais quasi plus, quelques commentaires laconiques, depuis plusieurs semaines quand tu nous as annoncé sa mort" dit Alice en caressant la tête d'Angie en train de téter.
"Nous voulions te rejoindre mais nous ne savions rien, ni ton vrai nom, ni ton adresse". Souffle Annabelle.
Je vois des larmes dans les yeux de Léa.
Je réponds que étouffée de chagrin, noyée sous les récriminations de Thérèse, je n'ai pas pensé que je ne m'étais jamais vraiment livrée. J'étais cachée derrière mon pseudo.
"Jérémie s'est inquiété dès le soir de la cérémonie funèbre. Quand tu n'as pas écrit un mot. Pas envoyé de SMS. Il s'était tellement démené, avec l'aide de Pierrick, pour t'aider à imposer la volonté de Laurent contre celle de sa mère." Termine Annabelle.

 "Comment?" S'exclame Odette. 
"Sa maman voulait aller contre sa volonté?
- Elle voulait une cérémonie à l'église, un enterrement. Laurent voulait une crémation et une petite réunion dans son jardin.
- Oh!" S'exclament en chœur Odette et Léa.
"Tu as réussi à la faire céder?" Demande Léa bouleversée.
"Plus ou moins, et c'est d'ailleurs une partie de "l'histoire".
- Mais d'abord tu as disparu". Souffle Andrée.
Des hurlements fusent du fond du jardin:
"Voilà Jérémie et Pierrick!
- Et leurs enfants!"
Un mouvement d'ensemble jette la compagnie vers le parking.
"Leurs enfants?" Demande Odette, qui a du mal à sortir du siège dans lequel elle a casé sa grande carcasse. 
"Comment peuvent-ils avoir des enfants s'ils sont homos?
- M'enfin Odette!" S'agace Annabelle. 
"Parfois vous êtes si... Ils ont adopté! Cela fait deux mois qu'ils sont les parents de Julia et Max. Une fratrie de gamins orphelins".
Odette maugréé mais elle sourit.
L'accueil des nouveaux venus change de l'émotion soulevée par l'évocation de ces jours sombres. Je me demande si ce projet est vraiment une bonne idée.
Pierrick nous présente sa fille qui lui serre timidement le cou et Jérémie sort fièrement le cosy de la voiture. Les gosses se bousculent, les adultes s'embrassent, se serrent. 
Nous sommes tous réunis. Les A. Alice, Annabelle, Andrée, Albus et moi, Aimée.
Comme la vie a changé depuis que nous avons formé le cercle sur SOS Belle Doche il y a presque dix ans!
Alice, enceinte, était avec l'affreux jojo Sylvain. Elle se débattait avec "Big mama".
Annabelle, qui avait sauté sur une mine avec son camion et apprenait à vivre sans mobilité dans les jambes, était l'enjeu d'une bataille entre Damien et sa mère Odette qui voulait pour lui une femme "entière".
Andrée, larguée par son mari, qui avait fait d'elle une mère au foyer, se perdait de crises de conscience et crises d'angoisse, seule face à Joséphine, sa belle-mère atteinte d’Alzheimer.
Albus/Jérémie tentait d'amadouer Martine, la maman de Pierrick, qui n'avait toujours pas digéré son coming out.
Et moi, Aimée/Vanessa, je tentais d'avoir un enfant avec Laurent, le parfait amour sans la sorcière Thérèse.
Rien ne dit que sans SOS Belle Doche, sans le cercle des A, Alice, Annabelle, Andrée et Jérémie en seraient toujours là mais moi c'est sûr que non.
Je serais restée au fond.
Où je suis tombée, après la crémation, quand j'ai perdu le dernier espoir de garder un peu de Laurent vivant.
Nous voilà répartis, les uns à la préparation de la fête derrière la maison, les autres autour de la table pour préparer les salades, les marinades, la salade de fruits. 
Et c'est Odette, troublée, qui remet le sujet sur le tapis: 
"Votre groupe, SOS Belle Doche, c'était pourquoi? Annabelle, ça se passait si mal que ça avec moi?"
C'est Andrée qui vient à la rescousse: 
"Mais non, Odette! Mais vous comprenez Annabelle ne voulait pas faire d'erreur. Elle savait comme vous comptiez pour Damien." 
- Merci Andrée!!! Tu viens de sauver mon week-end!" Dit Annabelle des yeux. 
"Ce groupe permettait de discuter à comment bien faire les choses" 
Odette respire, le reste de la tablée aussi. Mais Odette veut en savoir plus. Elle demande à Andrée pourquoi, elle, s'est mise à discuter sur la page facebook. Andrée proteste: 
"Ce n’est pas le propos!" 
Mais je lui demande, au contraire, de nous raconter. 
"Ce qui nous a amenés là fait partie de l'histoire". 
Andrée regarde sa fille, jette un œil à Luis, qui ramène une brassée de petit bois et démarre. 
"Quand je me suis inscrite à SOS Belle Doche j'étais mère au foyer de deux adolescents, épouse de Michel, chef d'une entreprise de plomberie et aidante familiale. J'étais coincée à la maison vingt quatre heures sur vingt quatre pour m'occuper de Joséphine, ma belle-mère, atteinte d'Alzheimer." 
Léa souligne: 
"Bien atteinte!" 
- Je m'étais faite avoir sans trop m'en rendre compte. Je crois que sans confiance en soi on a tendance à faire confiance à de mauvaises personnes. Ajoute Andrée. 
"Pardon ma chérie, dit-elle à sa fille, mais j'en suis arrivée, maintenant, à la conclusion que ton père était le roi des manipulateurs, des exploiteurs. Michel avait de l'ambition, réussir dans la vie, mais il était radin. Je me demande encore si ce n'est pas pour économiser une nounou et une femme de ménage qu'il m'a incitée à rester à la maison. Avec lui je me suis retrouvée femme au foyer en deux coups de cuillère à pot. Puis nounou pour mémé gaga. Je l'aimais beaucoup, Joséphine, quand elle avait toute sa tête. Elle était rigolote, ouverte, cultivée. Elle détonnait au milieu de toutes ces pimbêches qui étaient les "femmes bien" du milieu que nous fréquentions. Avec le recul je me rends compte qu'elle était la seule vraie amie que j'avais dans cette vie là. Bref! Joséphine a commencé à perdre ses clefs, à perdre son sac, à perdre son chemin, à perdre la tête". 
Léa soupire bruyamment. Je me souviens d'un texte qu'avait publié Andrée cette époque: 
"J'ai su, j'en suis sûre le nom de ces fleurs si douces, si odorantes. 
Oui. Mais mes mots disparaissent et je m'en souviens parfois: c'est pour cela que je suis là. 
Là... Où, je ne sais pas... Mais entourée, c'est sûr. 
Ces sourires, ces attentions... 
Que ces fleurs sentent bon! Qu'elles sont belles dans le soleil. 
Je suis entourée et parfois je vois, puis j'oublie, les larmes piqueter leurs yeux. 
J'ai oublié... 
Ce sont les fleurs préférées de maman. Maman ne veut pas que je touche au vase. Je pourrais le casser. 
Mais j'ai offert ce bouquet à maman et j'ai arrangé les fleurs. Aussi. A moins... 
C'est ma belle fille qui les a déposées là. Je m'en souviens. Ce sont ces fleurs préférées, à elle aussi.
Je m'en souviens et puis j'oublie. 
Même si je suis partie, un peu, pour eux. Ces fleurs me disent l'amour qu'ils me portent, l'amour que je leur ai porté. Quand je n'avais pas perdu... 
Lilas! Voilà! Je me souviens. Je les aime. Les fleurs, les miens. Toujours. 
Puis j'oublie..." 
Andrée poursuit: 
"Michel l'a installée à la maison. J'ai su, plus tard, que son frère et sa sœur lui versaient une petite pension pour cela. 
- Hein! S'étouffe Léa. 
- En deux temps, trois mouvements, je me suis retrouvée cloitrée à la maison avec mamie zinzin. Plus de sorties, pas même pour les courses. Michel avait trouvé la solution: je faisais un drive qu'il passait, ou les enfants, prendre au magasin. J'ai dû renoncer à aller à mon club de photo, à aller à l'aquagym.
- Oh! C'est bien l'aquagym pourtant! Souffle Odette d'une voix étranglée. 
- Je n'avais même plus la possibilité d'aller à la médiathèque. Où j'étais bénévole depuis des années pourtant. Mes copines ont disparu... Voilà pourquoi je me suis inscrite sur SOS Belle Doche. 
- Et heureusement que tu l'as fait! Ajoute Léa. Parce que tu y as trouvé un sacré soutien quand papa a déraillé. 
- Déraillé? Tu appelles ça déraillé? Explose Jérémie, outré. Jérémie, la barbe carrée et soignée, la coupe nette, les lunettes rectangulaires et la chemise à carreaux sur un t-shirt plus blanc que blanc. Jérémie si "classe". 
"Heu... Je ne sais pas comment dire autrement". Répond Léa, penaude. 
Odette interroge, impatiente: 
"Mais qu'a-t-il fait ?" 
Léa se tourne vers sa mère: 
"Je peux? Tu me corrigeras si je me trompe." 
Sur un geste d'approbation d'Andrée elle se lance: 
"Un soir papa n'est pas rentré. C'était après notre départ pour la fac, Mathieu et moi. Au cours de l'automne?" Demanda-t-elle à sa mère qui approuva: 
"Le 5 octobre exactement." 
- Il a laissé maman seule avec mamie pour refaire sa vie avec une représentante en cuvette de toilettes. 
- Et lavabo, baignoire, etc... 
- Maman! Ne sois pas encore indulgente! C'est une chiotte cette fille! Quand il est allé habiter chez elle, elle était enceinte de 7 mois. Un garçon. Et depuis ils en ont refait un autre... Bref! C'est quand nous sommes rentrés pour Noël que nous avons découvert le pot aux roses. Maman s'occupait seule de mamie, était obligée de se faire livrer les courses et nous avions un petit frère! Mais maman, grâce à ses copines, pardon Jérémie, à ses copains de SOS Belle Doche, le cercle des A (au début je me demandais de quoi elle voulait parler avec ses A!), la soutenaient dans ses démarches d'émancipation, de libération. La procédure de divorce était lancée, mamie sur liste d'attente pour une maison spécialisée et maman faisait des projets. 
- Je remontais de loin." Grommela Andrée. 
"Avoir à m'occuper de Joséphine m'a permis de ne pas perdre pied. Je me suis sentie si nulle... Je n'avais rien vu venir. J'avais tout fait pour me conformer aux standards de Michel. Une belle maison, à son goût, propre et rangée, beige et brillante. Un jardin tiré au cordeau. Des repas sans fantaisie, des invités avec qui il fallait bien se tenir (comme si j'avais risqué de dérailler!) parce qu'ils étaient des clients, ou de potentiels clients. Je n'avais rien vu venir. Il avait toujours été très détaché... Mais il rentrait le soir. Il mettait les pieds sous la table, parlait de sa journée, de ses clients, de personnes que je faisais semblant de connaitre mais que je n'avais que rarement rencontré et puis un jour il n'est pas rentré.
Je me suis inquiétée, j'ai téléphoné et il n'a répondu que tard dans la nuit quand j'ai laissé un message indiquant que j'allais appeler les gendarmes pour signaler sa disparition. Il m'a répondu qu'il allait bien. Qu'il n'avait pas disparu. Qu'il était désolé mais que c'était terminé. Terminé? J'ai réalisé que c'était de notre mariage qu'il parlait. J'ai su après que tout le monde savait qu'il avait une maîtresse. Sauf moi. Aucune de mes copines n'avait eu l'idée de m'en parler... Qu'est ce que je me suis sentie conne!!! Et incompétente. Je n'avais rien vu venir...
- Grâce au soutien sans failles des A, Aimée lui téléphonait tous les soirs, lui recommandait des livres, Alice lui envoyait des SMS à toute heure du jour, Jérémie des mails avec des liens juridiques ou vers des offres d'emploi, Annabelle lui envoyait des photos d'Afrique, ou de Paris, ou de la mer, maman avait la niaque. 
- Il ne s'en est pas tiré à si bon compte". Précise Andrée. 
"Il a même dû vendre sa précieuse Mercedes, en plus de la maison, pour me payer les années de pension alimentaire qu'il me devait. Grâce à quoi j'ai pu m'acheter un petit appartement et voir venir. 
- Tu as trouvé un boulot assez vite, en fait". Constate Léa. 
- Grâce à Jérémie! 
- Et tu as rencontré Luis plus tard". Sourit sa fille. 
- Sur ce coup-là je me suis débrouillée seule!" Glousse Andrée en jetant un œil à l'homme massif, solide et complètement chauve qui boit une bière près du bucher en formation. En la regardant si souriante je la sais rassurée. Elle qui avait perdu toute confiance en "l'homme", qui avait tiré un trait sur la vie de couple quand elle m'a ramenée chez elle il y a 5 ans... Elle me parlait de la force que donne le fait de réussir à s'assumer seule. Elle me disait qu'elle s'était redécouverte. Qu'elle s'était apprise. Et elle me tenait la main pour que je puisse le faire, moi aussi, en confiance.
Oui, sur ce coup là elle s'était débrouillée seule.
Et il y a quelques mois Luis lui a prouvé son amour. 
Il est l'homme qu'elle mérite. Elle parle de lui avec fierté. Quand elle l'a rencontré il était célibataire, jamais marié, abandonné à l'âge de 30 ans par la compagne qui souhaitait avoir des enfants quand les résultats des analyses, infertilité masculine, sont tombés. Il avait abandonné tout espoir d'être heureux autrement que seul. Heureux tristement. A part quelques distractions dans le lit de femmes distraites, rarement libres, rarement motivées, tristement seul.
Quelques copains, qui le tiraient vers la bouteille, un ami qui l'a repêché, souvent, avant que le fond ne soit atteint. Luis, monté sur l'échelle de la fonction publique territoriale d’apprenti jardinier à ouvrier paysagiste, de chef d'équipe à responsable des services techniques, bâtiments et espaces verts d'une commune moyenne.
Elle était toute chose en me le racontant. Il l'avait emmenée en pique-nique dans un parc après la fermeture. Il avait préparé une table dans le kiosque, au milieu des arbustes fleuris et elle avait pris peur.. Il l'avait senti. 
"Je t'aime" lui avait-il soufflé en lui embrassant les doigts. 
"Je ne suis pas Michel". 
Et c'était une évidence, bien sûr. Il avait sorti de sous l'escalier un panier, une enceinte pour la musique. Il lui avait servi une bière, une blonde, de la brasserie d'Amblise, celle qu'elle aime (Michel aurait été incapable de savoir quelle bière, quel mets, elle aimait), levé la sienne et dit: 
"Andrée, je t'aime, tu es la femme de ma vie et j'ai cherché comment je pouvais te le prouver. Nous ne sommes, ni l'un, ni l'autre des perdreaux de l'année (il a osé!), et chat échaudé craint l'eau froide."
Andrée tremblait... 
"Alors, officiellement, Andrée, je ne te demande pas en mariage" 
Andrée en avait eu le souffle coupé. Saisie! 
"Je te propose de partager ma vie sans lien. Je ne veux en aucun cas t'attacher. A ton bon vouloir. Tu aménages chez moi, ou pas. Tu restes, tu pars. C'est toi qui décides. Ma vie, mon amour, ma maison, mon temps, sont à ta disposition." 
Andrée avait fondu en larmes. Et c'est en sanglotant qu'elle avait accepté.
"Et qu'est devenue Joséphine?" Demande Odette tracassée.
Annabelle s'agace: "Dans une maison, voyons!
- Elle est dans une maison de retraite médicalisée." Répond Andrée.
"J'y vais une fois par semaine, les filles aussi. elle ne nous reconnaît que rarement. Elle vit dans le passé, parle de Michel, de son frère, de sa sœur, comme s'ils étaient encore petits. Ou elle parle de ses frères et sœurs, à elle."
Odette soupire, Alice et Jérémie serrent un peu plus fort leurs petits contre eux. Un ange passe.
"Comment en êtes-vous arrivés à parler de ça?" Demande Jérémie en attrapant le biberon que lui tend Pierrick. Je lui réponds que je "travaille" au récit de notre aventure commune. 
"Nous en étions au moment où tu as donné l'alerte sur ma disparition. 
- Ah, oui! Jamais je ne me suis senti aussi mal! Pas même le jour où Pierrick m'a présenté à Martine!"
Pierrick fait une grimace. Cet événement restera comme un caillou dans la chaussure de leur couple. Il n'avait pas fait son coming out, jamais seulement évoqué le sujet, laissant ses parents dans l'attente d'une future petite amie, quand il a présenté Jérémie à sa mère en disant: 
"Maman voilà Jérémie, mon fiancé. Au fait, je suis homo!" 
Quand Annabelle, malicieuse, raconte "l'incident" Odette s'étrangle, Andrée toussote. Pierrick, perd sa contenance rigide, son air un peu sévère, sous sa coupe courte et sur son menton bien rasé il rougit et se justifie: "D'une pierre deux coups. Ça lui a coupé la chique. Il valait mieux que ça fasse mal une fois plutôt que deux, non?" 
Odette et Andrée ne semblent pas d'accord. 
Nous, les A, avions beaucoup discuté de cette façon très cavalière de faire porter sur Jérémie le poids de l'annonce. Le choc de la découverte de la différence de leur fils a été terrible pour Martine qui rêvait d'une belle fille. Une belle fille puisqu'elle n'avait pas eu de fille et des petits enfants. Là la belle fille s’appelait Jérémie. Et Martine reporta toute sa déception sur Jérémie. Son fils ne serait pas homo sans Jérémie, c'était Jérémie qui l'avait détourné de sa destinée.
Jérémie qui vivait plutôt sereinement son homosexualité a pris la colère de Martine en pleine figure. Quand elle s'est mise à hurler, cela ne lui avait pas du tout, du tout, coupé la chique, il est sorti de la maison et s'est assis sur le trottoir profondément navré. Ils étaient venus dans la voiture de Pierrick alors il a attendu. Sinon il serait immédiatement parti. Il entendait les cris, les pleurs et pensait à ses propres parents, agriculteurs, qui avaient accepté, sans commentaires, sans critique, son goût pour la mode, son choix d'étude dans la vente, ses sorties et ses petits amis.
Quand Pierrick était enfin sorti et l'avait pris dans ses bras il avait eu un mouvement de recul. Supporter ça? Et puis ils étaient repartis. Il y eu des jours, puis des semaines, sans aborder la question. Pierrick ne parlait plus de ses parents, semblait les avoir rayés de sa vie, mais ils restaient comme une ombre entre eux.
Plusieurs "solutions" furent avancées sur "Belle Doche": le statu quo, apparemment choisi par Pierrick, l'affrontement, mais Martine était à vif, l’approche douce...
Jérémie remis le sujet sur le tapis avec Pierrick et ce fut leur première vraie engueulade. Pierrick estimait qu'en "choisissant" Jérémie il avait prouvé son amour et que la question était réglée. Jérémie pensait qu'elle était comme un abcès en formation qui allait les détruire.
Jérémie voulait, et nous l'avions soutenu, réinstaurer le dialogue. Il voulait que Pierrick renoue avec ses parents (le père était transparent, en fait. Il ne semblait jamais avoir la parole). Comme Pierrick ne voulait pas en entendre parler il le contourna. Il écrivit une lettre à Martine qui disait "J'aime votre fils". Il lui disait son désir d'enfant, d'une vie de famille. Il lui envoya par SMS des photos de Pierrick souriant, de leur maison, de leur jardin, de leurs vacances.
Cela dura des semaines, des mois. Martine ne répondait pas.
Jusqu'à ce que Jérémie l'invite pour Noël.
Un Noël très tendu, Jérémie en était malade, mais qui permis à Pierrick de renouer avec ses parents. Plus ou moins.
 "Donc tu étais inquiet?" Dis-je, en partie pour détourner la conversation. 
- Oui! Tu penses! Pas de nouvelles depuis deux jours au moins! J'ai battu le rappel des A. Et nous avons tenu conseil". 
Il fait du geste le tour de la table. Annabelle épluche des carottes, Andrée les râpe, Alice allaite sa fille, je le regarde. 
"Nous sommes très rapidement arrivés à la conclusion que pour t'aider il fallait te retrouver". Dit Alice, la petite main chocolat d'Angie sur son sein blanc. 
"Mais comment avez-vous fait?" Demande Léa d'une petite voix. 
- Houla, ma chérie, ça n'a pas été facile!" Réplique Andrée. Les seuls renseignements que nous avions, à part son numéro de portable, auquel elle ne répondait pas, étaient ceux qu'avait publié Aimée: les événements qu'elle avait partagés, les dates qui y correspondaient. Son métier, on espérait qu'elle n'avait pas travesti la vérité, celui de Laurent. 
- Et nous avions la date de son décès. Et le fait qu'il y avait eu conflit entre Aimée et les parents de Laurent pour les "modalités" de la cérémonie funèbre." Ajoute Jérémie en redressant Max pour lui faire faire un rot. 
"Annabelle qui était en Afrique a été exemptée de recherche et nous nous sommes partagé ses publications. Ajoute Alice, Angie endormie sur l'épaule. 
"Au bout d'une journée nous avions déterminé qu'elle habitait dans la région de Lyon. Le lendemain nous avions plus ou moins cerné l'endroit où elle travaillait. 
- Comme j'étais rentrée", reprends Annabelle, J'ai épluché tous les avis de décès du coin à la date où Aimée nous l'avait annoncé." 
Mon cœur se serre. Certaines émotions restent vives. Encore. Je fais signe à Annabelle que ça va. Elle reprend: 
"Trois hommes jeunes étaient morts ce jour-là dans ce secteur." 
Le silence qui suit est interrompu par Joseph qui arrive du jardin: "
Quelqu'un a prévu des allumes feu? Parce que le bois n'est pas très sec!" 
Un rire un peu nerveux agite l'assemblée. 
"Quoi?" Interroge Joseph. Avec les espèces de dreads qui se dressent sur la tête, ses yeux ronds et ses mains écartées, il est l'image même de la surprise. Toute la table éclate de rire. 
"Merci, mon amour. lui dit Alice en lui prenant la main. Tu es arrivé pile au moment où on allait tous fondre en larmes."
Ce ne serait que quelques larmes supplémentaires partagées.
Parce que nous avons pleuré, beaucoup, quand les temps ont été noirs, ou gris, ensemble, les A. Et cela nous permet, maintenant, d'apprécier à leur juste valeur les beaux moments.
Ils sont en train de discuter de la meilleure manière de mettre le feu à leur bûcher sans allume feu quand Léa interroge:
"Pourquoi faites vous un aussi gros feu (le tas de bois, palettes, branches, fagots de petit bois culmine à un mètre. Au moins.) alors que vous avez un barbecue électrique à votre disposition?"
Cette fois c'est moi qui lui réponds:
"Ce n'est pas pour cuire la viande. Le feu est prévu pour un moment beaucoup plus important. C'est une sorte de rituel que nous effectuons tous les ans depuis 4 ans.
- Un rituel?" S’étonne Léa.
Odette ouvre des yeux ronds.
"Nous brûlons, chaque année, ce qui doit être brûlé." Lui dis-je.
Odette lève les sourcils mais se tait en voyant les mines entendues de ceux qui l'entourent. Même Léa semble avoir compris.
Je souris, elle verra, comprendra, ce soir.
Les salades, la viande et les boissons au frais, le bûcher prêt (le propriétaire du gîte a promis une surprise pour la mise à feu quand Joseph lui a demandé des allumes feu. Leur conversation a duré un certain temps...), une balade s'organise.
Les petits trépignent. On leur a dit qu'ils allaient voir des moutons. Et peut-être même des chevaux.
Andrée glisse sa main dans celle de Luis et ils prennent la tête, juste après les gosses qui courent, reviennent, repartent. Léa les suit avec Odette qui s’inquiète pour Annabelle:
"Comment vas-tu rouler sur ce chemin?"
Annabelle ronchonne qu'elle crapahute sur des pistes bien pires lors de ses missions et puis elle a Louis pour l'aider au cas où.
"Hein Louis?" signe-t-elle, lâchant une minute ses roues.
Louis rayonne. Bien sûr il sera toujours là pour elle.
Alice sourit, fière de son aîné et jette un œil à Angie blottie dans l'écharpe sur la poitrine de Joseph. Il la porte comme s'il portait le cœur du monde.
A leur suite Jérémie et Pierrick, qui, lui aussi, porte Max, tiennent chacun une main de Julia:
"Une, deux, trois, sautez!"

La petite éclate de rire.
Je ferme la marche la main dans celle de Loïc.
Le fil de l'histoire reprend grâce à Jérémie:
"Grâce aux renseignements que nous avons collecté Pierrick a fait des recherches. Il a appelé ses "collègues" des pompes funèbres de la région que nous avions circonscrite et a retrouvé Laurent. Enfin.. Se rattrape-t-il, la trace de sa crémation. Avec le nom et l'adresse de sa compagne, Vanessa.
- Vanessa? S'étonne Odette.
- M'enfin! Ronchonne Annabelle. Aimée était son pseudo!
- Et maintenant son prénom?" S'étonne encore Odette.
Je réponds: 

"Oui, maintenant mon prénom. Vanessa dite Aimée. Même sur mes papiers. Même pour mes parents. J'ai brûlé mon prénom et ma première vie dans le feu d'il y a quatre ans.
- Ah?!" S'exclament en chœur Léa, qui n'avait peut-être pas tout compris, tous comptes faits, et Odette qui entrevoit  un semblant de sens à tout ça.

 "Une fois qu'on a eu son nom, son prénom et son adresse nous avons tenté d'appeler chez elle. Dit Annabelle.
"Mais, comme pour son portable, pas de réponse. Ajoute Alice.
- Alors j'ai appelé toutes les médiathèques du secteur. Dit Jérémie. Cela m'a pris quelques jours pour tomber sur la bonne. Entre celles qui ouvrent seulement le mercredi et le samedi, celles seulement l'après-midi, celles... Bref! Un jour la dame qui me répond me dit:  

"Je ne peux pas vous passer Vanessa, elle est en congé" et elle s’apprête à raccrocher. J'explique alors que nous essayons de la joindre depuis des jours mais que nous n'y arrivons pas. Pour la rassurer je lui donne son numéro de fixe, celui de son portable, son adresse. Elle hésite encore "Je ne vous connais pas!". Alors je lui explique que je n'ai pas pu être présent à la crémation de Laurent, que je... Et là elle m’interrompt: "Alors vous ne savez pas? Elle a fait un malaise. Après la cérémonie. On l'a retrouvée inanimée dans les toilettes. Elle était comme dans le coma. Elle a été hospitalisée".
Juste quand les enfants, devant nous, découvrent enfin les moutons le souvenir de ce moment me heurte de plein fouet.
La cérémonie émouvante au crématorium, les copains de Laurent, ses collègues, mes copines, mes collègues, les chants et le texte...


"De la vie à la mort, de la naissance à l'absence, l'équation peut se résumer en un mot...
L'amour.
Celui que l'on donne, celui que l'on reçoit. Celui qui est...
Celui qui saute aux yeux, celui qui s'insinue.
Le coup de foudre, le pierre à pierre.
L'amour...
Un fil, un ruban, une chaine qui nous relie, qui nous unit, nous humains.
L'amour de l'autre, l'Unique. Les yeux dans les yeux, les yeux vers le même horizon.
L’amour des siens, famille, liens gravés, bas-relief...
L'amour.
Faire des autres les siens, aimer les porter, les porter vers l'amour, vers demain.
Devenir le sien de quelqu'un. Famille, tribu, amis.
De maillons en maillons tous liés.
L'amour.
Du beau. Partagé.
D'un arc-en-ciel éphémère, aux pierres dressées des bâtisseurs. Des cimes enneigées aux vagues enroulées, paysages en couleur, en profondeur. Et les nuits profondes pailletées d'étoiles. Si petits dans l'infini.
Des tissus chatoyants aux porcelaines fines, des vitraux lumineux aux tableaux les plus sombres, de graffs en ciné, de bouquets en parcs arborés, au long du quotidien... De fauteuils confortables en serviettes sur le sable. Roulement des vagues sur la plage.
L'amour du bon, en société.
Du pain craquant, aux fruits juteux, du tajine à la choucroute, du saucisson au poisson, de l'apéro au dessert, sur le pouce ou en banquet. Autour d'une table, coude à coude...
De la moustache de la bière à la sécheresse d'un alcool fort, du café, noir, au thé, vert... De la terrasse, en été, au coin de la cheminée, l'hiver. Un verre, une tasse en silence souriant ou en bavardages. Refaire, encore et encore, le monde.
L'amour de la vie.
Qui porte en avant.
Qui pousse à apprendre, à découvrir, créer.
Marcher ensemble, tricoter du doux, du chaud, cuisiner pour une tablée, danser, chanter, rire. Fêter le fait d'être ensemble.
Partager un film, un livre, une expo. Filmé, écrit, créé pour partager... D'émotions en émotions en revenir à l'amour.
Et ces rides autour des yeux, celles du sourire, le scintillement des traces salées des larmes et le réconfort d'une étreinte. La spirale, du temps, du vent, du passé au futur.
Comme ligne de vie. Qui lance sur la route, voyage. Du sentier autour de la maison, aux destinations lointaines... L'amour du monde dessine ses chemins.
L'amour...
Traces d'une vie qui filtre dans les fissures de l’âme, qui éclaire le souvenir de temps partagé, du temps passé, disparu.
L'amour toujours vivant au-delà de l'absence. Fondations, pilier.
De la vie à la mort, de la naissance à l'absence, l'amour."


Et mes parents impuissants qui se tenaient aux aguets. Il y avait eu des embrassades et des verres de vin blanc (alors que Laurent avait horreur du blanc!). Et je suis allée aux toilettes.
C'est là que quelque chose a cédé.
J'avais mes règles. Après des semaines de retard. Je saignais. Je n'attendais pas d'enfant de Laurent. Il disparaissait à jamais.
Mes parents inquiets de ne pas me voir ressortir m'ont trouvée en état de catalepsie.
Les enfants sont ravis. Non seulement il y a des moutons, qui paissent nonchalamment à quelques mètres d'eux, mais il y aussi un âne! Un magnifique baudet du Poitou qui allonge son museau curieux et remue les oreilles.
Jérémie et Luis ramassent de l'herbe fraiche qu'ils donnent aux plus courageux des enfants, Louis, Émile, l'aîné d'Annabelle et Dounia, la plus grande des fillettes qu'a amenées Andrée (Les filles de, Mona, la voisine. Elles ne vont jamais en vacances, alors... Léa avait sourit, indulgente: On s'est juste serrées dans la voiture).
Odette qui s’apprêtait à demander à Annabelle si elle avait besoin d'aide s'est reprise à temps en voyant son regard. Elle s'accroche au bras d'Andrée, qui lève les yeux au ciel, en me chuchotant: "Mais pourquoi je plais tant aux petites vieilles?"
Léa qui craint qu'Odette ne l'ait entendue claironne:
"Et si on s’asseyait à l'ombre?"
Le talus est presque à la bonne hauteur pour faire banc une fois les orties et les ronces repérées. Joseph et Pierrick, installés dans l'herbe, comparent leurs écharpes de portage respectives, parlent tétés (ou biberons) nocturnes.
Léa me regarde avec tant d'interrogations dans les yeux que je me lance.
"Ils ont parlé de réaction psychologique. Quand je me suis réveillée trois jours plus tard j'avais tout oublié. Tout. Qui j'étais, quel jour on était, ce qu'était un jour même."
Le souvenir me coupe le souffle:
J'ouvre les yeux... Sur le rien, sur le blanc. Ou le noir. Sur le silence. Le silence des mots. Ils ont disparu et je suis soulagée. Je sais qu'ils recouvrent la douleur. La douleur et la peur de l'absence. Je préfère l'oubli.
L'infirmière est entrée et le mot infirmière est revenu. Elle m'a saluée, joyeuse: "Bonjour! Vous êtes éveillée, c'est formidable! Vous avez faim?" Et la faim est revenue. Le mot et la sensation. Et pourtant je ne veux pas!!! Je sais que cela va me faire mal quand cela va revenir...
Je sais que cela va me faire mal...
Je ne veux pas revenir. J'ai lâché la rampe, je me suis laissé couler. Ça je sais. Mais je ne veux rien savoir de plus. C'est sûr c'est moche, c'est sanglant, c'est douloureux. Je ne veux pas souffrir.
Je suis seule et je dérive...
"Je me suis retrouvée dans un service de tri. Psychiatrique. C'est là qu'ils m'ont retrouvée. Les A."
Je sens sur moi le regard de Loïc et c'est doux. Il m'envoie un baiser avec les doigts. Je lui rends.
"Ça n'a pas été simple d'arriver jusqu'à elle! Renchérit Annabelle. Nous avons appelés tous les hôpitaux en demandant à lui parler. Jusqu'à ce qu'on dise qu'elle ne pouvait pas nous répondre au lieu de "Nous n'avons pas de patient de ce nom chez nous".
- Une fois l'hôpital trouvé ce n'était pas encore gagné. Dit Alice. Nous n'étions pas de la famille, nous ne pouvions pas avoir de nouvelles par téléphone.
- Nous avons pris contact avec les parents d'Aimée. Enfin Andrée, a recherché les parents d'Aimée et a pris contact avec eux. Pour en savoir plus. Et le plus nous a navrés. Aimée était hospitalisée quasi muette, stupéfaite. De plus, si elle avait obtenu la crémation, les parents de Laurent s'étaient emparés de l'urne pour la placer, contre son avis, dans le columbarium du cimetière avec le curé et tout le tremblement catholique. Pour couronner le tout ils avaient réuni ses affaires, comme elle était à l’hôpital, et les avaient fait livrer chez eux. Elle n'avait plus de maison. Non plus."
Il y a un moment de silence.
"Thérèse, la sorcière!" Murmurais-je.
Odette s'étouffe, scandalisée.
L'âne qui s'est lassé, fait demi tour. Les enfants veulent retourner faire des cabanes. Le convoi se reforme, en bon ordre, et repart en sens inverse.
"Le cercle des A a crépité, je t'assure. Raconte Andrée. Par message privé partagé (Odette prend un air entendu). Nous avons tout su de tout le monde du coup! Où on habitait, et avec qui. Qui pouvait prendre des jours...
- Il nous semblait insupportable qu'Aimée, notre Aimée, qui nous avait tant soutenus soit enfermée! Dit Alice. Alors nous avons établi un plan en deux volets.
- Nous avons présenté notre plan à tes parents. Me dit Andrée. Ils ont demandé à nous rencontrer et du temps pour réfléchir.
Je m'exclame: "Alors vous avez fait le voyage!" 
Jérémie rit:
"Nous nous sommes donné rendez-vous à quelques rues de chez tes parents."

 "C'était bizarre, on ne se connaissait pas. Ajoute Annabelle. Mais j'étais sûre que tout le monde me reconnaitrait avec mon fauteuil roulant. Et puis, avec Damien, nous étions arrivés les premiers. Je guettais, impatiente. Comme pour un premier rendez-vous.
- Oh? Toi aussi? Rétorque Alice.
- Quand je suis arrivée avec Loïc, qui s'était proposé de m'accompagner pour que je ne fasse pas la route seule, tu paraissais si... Cool!
- Je m'étais posé la question, bisou or not bisou, et  quand je t'ai vue, grand sourire aux lèvres, ça a été réglé! Bisous.
- Et même régime pour moi, quand je suis arrivée avec ma voisine Mona. Dit Andrée. Vous paraissiez tellement jeunes! Presque autant que mes filles. Vous l'êtes toujours d'ailleurs!
- Du coup quand je suis arrivé avec Pierrick (c'est curieux mais ils arrivent toujours les derniers) nous n'avons eu juste qu'à nous insérer. Le cercle était formé.
Nous voilà de retour au gîte.
"Apéro!" Lance Loïc. Et nous nous réunissons autour de la table.
"Tu as noté tout ce que nous t'avons raconté jusque-là? Demande Loïc.
- Oui, c'est vrai! Réplique Annabelle. J'ai toujours trouvé incroyable ta manière d'écrire! Tu écoutes, tu rumines, tu t'occupes de tout autre chose et d'un seul coup tu te jettes sur ton stylo.
- Moi je qui me sidère c'est cette capacité à écrire dans le bruit, au milieu d'une fête, d'une réunion, dans un café. Ajoute Andrée.
- Ben... Je toussote. Je ne sais pas comment cela fonctionne en fait mais c'est exactement ça. Je n'ai besoin de noter que les grandes lignes, les dates (là je les connais depuis le début). J'écoute, je laisse macérer, maturer, jusqu'à ce que cela soit mûr."
"Incroyable! Dit Odette. Alors tu écris des livres? Tu es écrivaine?"
Annabelle lève les yeux au ciel, Léa glousse.
J'essaie de remobiliser les troupes:
"Vous en étiez à la visite chez mes parents.
- Oui! Réplique Alice. Après un conciliabule dans le café nous avons laissé nos "accompagnateurs" partir à la recherche d'un endroit où dormir et nous, les A, sommes allés voir tes parents.
- Les pauvres! Dit Andrée. Ils étaient complètement perdus. Ta mère n'arrêtait pas de pleurer, ton père n'arrêtait pas de répéter "Je ne comprends pas, je ne comprends pas!" Tes affaires étaient empilées dans l'entrée et le salon. Cela nous semblait totalement inhumain que l'on puisse agir ainsi.
- Thérèse la sorcière! Dis-je, comme une ponctuation. Alors, ils ont marché, mes parents?"
Ce n'est quasi pas une question. Je sais qu'ils ont marché, qu'ils ont donné leur feu vert.
"Oui. Répond Jérémie. A condition que tu sois d'accord et que ton psy signe ta sortie.
- Alors vous êtes venus me voir...
- Le lendemain, oui." Chuchote Annabelle.
 "C'est incroyable cette histoire! S'exclame Odette. Vous ne vous connaissiez pas!
- Bah! Si en fait. Dit Alice. Nous avions tellement échangé, sur tout, sur rien, tellement partagé, nos joies, nos difficultés, que nous nous connaissions bien.
- Nous avons passé une soirée très sympa, ensemble, puis nous avons passé une nuit dans ce truc cubique et bruyant qu'ils osent appeler hôtel! J'en ai profité pour noter tout ce qu'il ne fallait pas faire pour mon futur projet. Dit Loïc.
- Nous étions tous très impatients de te rencontrer tout en étant très inquiets de ton état." Ajoute Andrée.
- Nous savions à quoi tu ressemblais, désormais. Jérémie avait discrètement photographié un portrait de toi chez tes parents." Raconte Annabelle.
- Grâce à eux nous avions un droit de visite pour ce samedi après-midi. Ils discutaient aussi avec le psy d'une permission de sortie et avançaient les pions pour ta sortie définitive. Dit Jérémie.
- Nous n'avions pris qu'une seule voiture, celle d'Annabelle, qu'elle conduisait et à part Jérémie, qui faisait le copilote et indiquait la route, personne ne parlait. Raconte Andrée.
- Nous nous sommes garés assez loin. Comme si nous avions encore besoin de temps. Nous avons été inscrits en tant que visiteurs puis nous sommes entrés. Je ne sais pas si tu te souviens comme l'endroit était lumineux... Un couloir blanc, vitré d'un côté, qui faisait le tour d'un patio central. C'est dans ce patio que nous t'avons trouvée. Tu étais assise sur un banc, les mains entre les genoux, affaissée, les yeux dans le vague. Nous étions... Interdits. Jusqu'à ce qu'Annabelle fasse le premier pas.
- Enfin. Enchaina Annabelle, riant, des larmes plein les yeux. La première roue. J'ai roulé jusqu'à toi, je t'ai pris les mains et je t'ai appelée Aimée, mon Aimée. Tu t'es mise à pleurer en disant "J'ai eu mes règles, il est mort, maintenant c'est fini, il a disparu."
Andrée, très émue, poursuit: 
"Nous t'avons serrée dans nos bras chacun notre tour. Nous nous sommes présentés. Et avant de partir nous t'avons dit que nous allions nous occuper de toi."
Je me rends compte que des larmes coulent sur mon visage. Je prends le mouchoir en papier que me tend Loïc. Il en distribue à la ronde en remerciant Pierrick d'avoir pensé à en prendre.


"Allez, santé!" Intervient Luis en remplissant les verres.
Chacun prend son verre, grignote une olive, un morceau de saucisson et la discussion redémarre en tout sens, d'un bout  l'autre de la table. On prend des nouvelles des uns et des autres, on discute du démarrage en fanfare, avec la TV, nationale en plus, de l'usine participative d'Andrée.
"Hein?" Demande Odette, qui va de surprise en surprise (Annabelle semble se demander si sa belle-mère n'a pas un peu abusé du Porto).
Là, Andrée ne se fait pas prier. Elle explique  qu'elle a monté une association qui a aménagé une friche industrielle en ateliers et boutiques participatives. Un lieu coopératif. Des artistes, des artisans, des petits commerçants se sont installés. Un bistro, un resto. Ça marche du tonnerre. Tous les bobos du coin en raffolent.
"C'est devenu un lieu à la mode tout en étant un lieu de vie pour le quartier. Continue Andrée. Et Luis est en train de prolonger le projet à l'extérieur, en aménageant, avec les habitants, un parc, des jardins partagés. La salle de spectacle est pleine tous les week-ends, musique, théâtre... Tous les talents du coin se sont mobilisés."
A l'autre bout de la table c'est le congé parental, voire plus, de Jérémie, qui occupe quelques uns. Sa vraie ambition qui fait jour: devenir père au foyer.
Annabelle, elle parle de son Damien qui a pris la direction d'une grosse école. Il va devoir lever le pied, un peu, sur son blog sur la parentalité... Lui, lever le pied? J'aime beaucoup Damien. Pour l'amour de sa belle il est sorti de sa zone de confort et a lutté. Il a lutté pour faire accepter sa femme. Pas facile... Damien qui n'aime rien plus que l'harmonie, l'éducation positive, le dialogue, se dresser face à sa mère. Mais pour sa belle, son héroïne, il s'est révélé un héros!
Si, si un héros. Peut importe qu'il n'ait pas le physique le l'emploi, petit et rond et légèrement hyperactif, il a agit en héros. Il a tenu bon contre sa mère.
Face à sa résistance il a tenté de nombreuses approches, la patience, les "risettes", la colère, l’indifférence, mais les choses ne se sont finalement "normalisées" que quand Damien a tapé du poing sur la table: il épouserait Annabelle et il ne lui demandait pas son avis! Qu'elle soit camionneur (en réalité logisticienne mais Odette n'avait vu que le camion) était une aussi grande fierté pour lui que si elle avait été toubib ou astronaute. Qu'elle soit désormais en fauteuil roulant n'entrait nullement en ligne de compte. Elle était la femme de sa vie et elle serait la mère de ses enfants.
Odette avait fait la tête pendant des jours. Elle avait fait la tête à leur mariage. Elle avait fait la tête à l'annonce de la première grossesse, mais avait fini par céder du terrain quand  leur aîné était né. Elle avait complètement baissé les armes quand elle avait perdu son mari. Désormais elle semblait oublier le fauteuil, les voyages et le camion pour prendre plaisir à voir grandir ses petits-enfants.
Les salades, les pizzas font leur apparition, chacun se sert et fait passer. 
L'émotion retombe alors c'est moi qui reprends:
"Je n'ai quasi pas de souvenirs de votre visite ce jour-là mais je me souviens du lendemain. Un dimanche? Mes parents sont venus me chercher et je me suis retrouvée à l'arrière de la voiture, comme quand j'étais enfant. Je ne savais pas où j'allais. Ils me l'avaient sans doute dit, je ne m'en souvenais pas. Je me suis étonnée que le monde n'ait pas changé depuis la mort de Laurent. Et nous sommes arrivés dans le parc où vous nous attendiez pour pique-niquer. Un peu comme aujourd'hui, on a parlé, vous avez parlé de ci, de ça. J'ai su que Thérèse m'avait chassée de la maison, qu'elle m'avait pris, Bravo, le chien. J'étais sonnée. C'est grâce à Bravo, à ce que vous avez fait, que j'ai su que je pouvais m'en remettre à vous.
- Qu'est-ce qu'ils ont fait pour Bravo? Demande Léa.
- Alors, là, ma cocotte, tu ne vas pas me croire! S'exclame Andrée. Nous l'avons enlevé!
-Hein!" Là c'est Léa et Odette qui s'exclament de concert.
Je vois dans les yeux de Louis qu'il n'en perd pas une miette.
"Quand nous avons appris pour le chien nous avons tout de suite su que nous devions agir." Relate Loïc.
Après les pizzas c'est la salade et le fromage qui arrivent. Il y aura, comme d'habitude, bien trop à manger.
"Nous avons demandé à Aimée l'adresse de ces affreux et ce qu'elle connaissait de leurs habitudes. Puis en laissant Aimée à ses parents, Mona, Alice et Annabelle, nous sommes partis.
- Avant même le dessert! Ajoute Pierrick.
- D'ailleurs on en a sacrifié un bout, du dessert." Dit Loïc, hilare.
Léa, Odette et Louis sont pendus aux lèvres des conteurs qui se régalent de ce souvenir.
"J'étais chargée d'occuper Thérèse et... Comment s’appelait-il déjà? Relate Andrée. Bref! J'ai sonné avec mon gâteau sous le bras et je me suis présentée comme la nouvelle voisine qui venait faire connaissance. Et patati, et patata... Ils n'étaient pas des plus accueillants mais ils ont fini par me faire entrer dans la cuisine. Pas facile de manger du gâteau sur le seuil.
- Tu avais interrompu leur sieste. Maugréais-je.
- Pendant que Thérèse me servait du café...
Je la coupe:
- Infect, son café!
- En effet!"
"Pendant le café, pendant qu'ils essayaient de savoir dans quelle maison j'avais aménagé, je jouais à l'idiote, les garçons ont enlevé le chien. Pierrick était au volant, prêt à démarrer, Damien faisait le guet, en parlant sur son portable, pendant que Loïc et Jérémie se faufilaient dans le jardin jusqu'au chenil. Un chenil! Pauvre bête!
- Maman! Souffle Léa mi-scandalisée, mi-admirative.
Luis, lui, ne cache pas son admiration: 
"Mon héroïne!
- Quand le chien a été à l'abri dans la voiture j'ai reçu un coup de fil de mon "déménageur" qui ne savait pas où se garer..."
Gloussement autour de la table. Louis applaudit.
"Nous avons eu un fou rire nerveux quand nous sommes sortis de la rue." Dit Loïc passant la boîte de glaces à la ronde.
"Et moi j'ai eu une grosse bouffée d'angoisse en me disant que nous n'avions peut-être pas enlevé le bon chien. Souffle Andrée.
Je ris:
- C'était bien Bravo! Et il n'a plus jamais dormi dans un chenil.
- Non, ce soir-là il a dormi chez tes parents et le lendemain il est monté dans ma voiture, avec toi, pour découvrir le Nord. Ajoute Andrée.
- Je ne me souviens pas tellement du trajet. Je crois que j'ai beaucoup dormi. Je t'entendais discuter avec Mona, cela me berçait....
- Et bien, justement, en parlant de dormir! C'est l'heure de la sieste." Dit Alice qui quitte la table avec Angie pour aller la coucher. Pour aller se coucher. Alice est une grande adepte de la sieste. Annabelle, Pierrick, avec Max et Julia, la suivent.
Ceux qui restent débarrassent la table et se ré installent autour d'un café.
La conversation se fait plus douce, plus intime.
Andrée reprend, presque pour elle-même:
"J'ai installé Aimée à la maison. comme ça, sans vraiment d'objectif. Juste lui offrir un endroit ou se retrouver. Sans contrainte."
Elle se tourne vers sa fille et ajoute:
"C'est ta sœur qui m'a inspiré la suite. Quand elle a su qu'Aimée était chez moi. Elle n'était pas contente, elle croyait que j'étais en train de reproduire la même erreur qu'avec Joséphine. Alors je lui ai dit que ce n'était pas du tout ça. Qu'Aimée était là pour m'aider à écrire la demande subvention pour notre projet de fresque sur la façade de la maison pour tous. Et, pendant que j'y étais, j'ai rajouté qu'elle écrirait une sorte de reportage sur le projet, créerait un blog avec un portrait de chaque participant.
- Quand j'ai entendu ta mère le dire à Lola je me suis dit que c'était une bonne idée. Quelque chose à faire, à mener à bien qui ne soit pas juste réapprendre à dormir ou à me lever le matin."
Je me souviens des efforts que cela m'avait demandé, surtout les premiers jours. Sortir de chez Andrée. Aller à la maison pour tous, à deux rues de là.
J'avais souvent... Envie de me rouler en boule sous la table plutôt que d'écouter ce qui se déroulait lors de la réunion de préparation, d'organisation, du projet d'Andrée.                           
Souvent je ne me sentais "pas là". 
Mais les A m'avaient embarqué dans la phase deux de leur projet de sauvetage. Me redonner goût à la vie en me la faisant vivre.
Le projet fresque a démarré. Andrée a "recruté" les jeunes qui voulaient participer. J'ai commencé les portraits. Andrée souhaitait un avant/après.
Ces gosses étaient formidables. Souvent grossiers mais si sensibles. Si naïfs, parfois, curieusement cultivés. Si autocentrés et si empathiques.
Je me suis vite rendu compte qu'il leur manquait quelques clefs, des références. Je voulais leur montrer que la culture n'est pas réservée qu'aux autres. Elle était aussi pour eux. Cela m'a doucement permis de me détacher de moi-même. Mon métier de bibliothécaire est remonté. Je leur ai cherché des livres et comme ce n'était pas simple pour eux, les livres, j'ai cherché comment leur faire découvrir la culture autrement.
Pendant qu'ils travaillaient sur les maquettes de leur fresque, qu'ils organisaient, avec Andrée, des actions pour faire rentrer des sous, je leur ai organisé une virée.
Le début de la guérison. A Roubaix. Oui, une sortie à Roubaix, pas follement exotique, pas follement thérapeutique... Roubaix ne fait pas forcément rêver. Et pourtant, Roubaix... Cela m'a fait un bien énorme.
J'ai cherché ce qui pouvait leur convenir, dans le secteur et je l'ai trouvé à Roubaix "Street génération(s), 40 ans d'urbain". J'ai organisé le déplacement, train régional, tram. J'ai réservé les billets, les pique niques, trouvé des accompagnateurs et je leur ai "vendu "la sortie.
Des gamins avaient protesté: "Une expo! On est pas au collège!"
Mais ils sont tous venus. Avec des adultes très variés: à part "Dédé" (Andrée) et moi il y avait un animateur de la maison pour tous, l'adjointe au maire à "la jeunesse et l'éducation" et deux employés communaux, Monique, responsable du restaurant scolaire (chargée des pique-niques) et Luis, responsable de l'entretien des bâtiments et espaces verts de la commune.
L'expo commençait dans la rue! J'ai découvert des artistes dont je ne soupçonnais même pas la richesse! Les portraits de JR, les sérigraphies de Shepard Fairey, les pochoirs de Jef Aérosol, de Vhils, de C215... Et le grand Space invader. Le collectif FAILE...
De la couleur, des couleurs, des gosses scotchés, emballés. Les adultes pas moins. De l'enthousiasme...
Quelle journée formidable! Après l'expo nous sommes allés pique-niquer le long du canal.
Les gosses se charriaient, nous charriaient, nous les adultes.
Ils étaient ravis d'avoir partagé ce moment, d'avoir découvert le street art autrement. Ils avaient du mal à se remettre d'avoir découvert que les streets artistes pouvaient, étaient, des "vieux". Ils nous ont regardés autrement. Cherchant le jeune sous la surface peut être...
Grâce à eux, à leur "fraicheur", j'ai pris un grand plaisir à faire leurs portraits, le portrait de leurs rêves. Leurs rêves d'un présent différent, comme moi, leurs rêves d'avenir... Et j'ai commencé à l'envisager pour moi. Aussi.
Avec le reportage sur le projet de la fresque je me suis retrouvée à écrire plusieurs heures par jour. Et j'y ai pris plaisir.
"Quelqu'un aurait-il du café?" Maugréé Annabelle, réveillée trop tôt, ou trop tard, de la sieste.
"De quoi parliez-vous?"
Les bébés, les petits, et les grands, émergent. Les compotes, la salade de fruits et les glaces font leur apparition.
Puis Pierrick annonce une surprise: pas très loin il y a un ruisseau dans lequel on peut barboter. Cela provoque une vraie effervescence. On retourne les sacs pour trouver les maillots de bain et les serviettes. On s'exclame. Et les adultes ne sont pas les moins excités.
Odette râle carrément:  "Si j'avais su j'aurais emmené mon maillot!"
Annabelle lève les yeux au ciel: "Vous voulez que je vous en prête un? Je dois avoir un bikini dans le fond de ma valise."
Odette la regarde avec des yeux ronds. D'autant plus ronds que c'est la vérité.
Une demie heure plus tard toute la compagnie est au bord de l'eau.
Odette, un peu boudinée dans le maillot à pois de sa belle fille, marche dans le ruisseau, en se tenant aux branches du saule, rêveuse.
Et c'est Annabelle, royalement assise dans le ruisseau, sur une pierre plate, son "trône", qui reprend le fil du récit.
"Et puis j'ai embarqué Aimée..."
Elle était arrivée un matin. Une vraie tornade. Le reportage sur la fresque était bien avancé, les portraits "avant" étaient en ligne sur le blog, un premier rendez-vous avait eu lieu avec Mr Plume. Et une date avait été fixée pour la réalisation en elle-même quelques semaines plus tard.
"Puisque te voilà écrivain public (c'était la première fois qu'on me qualifiait ainsi) je t'embauche pour faire la promotion de notre action. Je ne peux pas te payer mais tes frais de voyage seront entièrement pris en charge.
- Frais de voyage? J'étais interloquée.
- Nous partons pour l'Afrique dans 10 jours. Et dès demain tu vas suivre les préparatifs de ce voyage. Ce n'est pas une proposition, c'est un ordre! Tu termineras ton reportage sur la fresque quand elle sera réellement en chantier."
Et dès le lendemain j'ai débuté la double tâche de rédiger une plaquette sur CARE et son action au Tchad et écrire sur Annabelle, elle-même. Sur le handicap et sur la vie professionnelle, sur le handicap et la vie en général.
Odette s'étonne: "Il y a un livre sur Annabelle?"
Celle-ci bougonne: "Oui, adressé uniquement à ceux et celles qui se retrouvent handicapés!"
Au contraire ce livre est adressé à ceux qui ne le sont pas mais, bien sur, surtout pas à Odette...
Annabelle ne m'a pas demandé ce livre. C'est de ma propre initiative que je l'ai écrit. Vivre un mois à ses côtés m'a fait changer définitivement de point de vue sur le handicap.
Le handicap n'est qu'une donnée parmi d'autres, quasiment un détail quand on est emporté dans le sillage d'Annabelle.
"Écrire sur Annabelle a été mon premier projet vraiment personnel.
- A part la sortie à Roubaix. Ponctue Andrée.
- A part la sortie à Roubaix. Mais cette sortie c'était... Comment dire? Les circonstances qui me l'ont dicté. Là c'était en toute conscience, en quelque sorte, que je l'ai décidé.
Annabelle rit, un peu gênée. Je reprends:
"Annabelle c'est tout d'abord l'organisation. Elle fait une liste, un tableau, un schéma, prend son téléphone, son ordi et hop! C'est une machine bien huilée qui se met en branle.
- Bah, c'est mon métier. Rétorque Annabelle.
- Peut-être mais c'est impressionnant! A peine j'étais arrivée chez toi, à peine j'ai eu le temps de faire connaissance de Damien que, zou, nous étions dans l'avion.
- Je n'ai jamais été en Afrique. Dit rêveusement Léa.
- Et bien... C'est... Dépaysant. Pour le moins! Nous avons atterri à N'djaména et nous avons été dans l'ambiance immédiatement. La chaleur, l’attente, la poussière. Les couleurs, les odeurs, le bruit...
Je me suis sentie larguée."
Je m'étais mise dans le sillage d'Annabelle et j'avais essayé de ne rien rater, pas une photo, pas un témoignage, pas une action.
"Mais que faisiez-vous au Tchad?" Demande Léa.
Annabelle lui répond:
"J'assurais une mission logistique pour une ONG. J'apportais des équipements pour des antennes gynécologiques "de campagne", des toilettes mobiles, des panneaux solaires, du matériel pédagogique. Je devais aussi rencontrer les acteurs locaux pour déterminer les besoins, humains, de formation, en matériel.
Et je voulais montrer ce pays magnifique, ces gens formidables à Aimée.
- Ce n'est pas un peu risqué, le Tchad? Demande Léa.
- Oh, si! Il y a des risques! Surtout dans le Nord du pays. Boko Haram y est encore très présent. C'est un pays en guerre.
- Mais... Odette est bouleversée.
- Je n'y suis plus retournée depuis que nous avons des enfants, Odette. Je travaille maintenant dans des pays plus sûrs. Mais vous savez, on peut se faire renverser en sortant de chez soi..."
Odette bougonne.
Je reprends:
"Le Tchad m'a beaucoup apporté. Et j'en ai ramené un nouveau projet de vie. Avec ce voyage j'ai trouvé vers où aller. Quand nous sommes rentrées au bout de trois semaines j'avais deux livres à écrire. Et pour cela il me fallait un endroit, un chez moi. Je ne pouvais pas continuer à squatter le clic-clac du bureau de Damien!
- Et chez moi il n'y avait plus de place. Ajoute Andrée. J'hébergeais les petites de Mona pendant sa désintox. Le père des gamines venait de partir en prison pour un bon moment et elle savait qu'il fallait qu'elle réagisse si elle ne voulait pas en perdre la garde."
De grandes gerbes d'eau coupent soudain la parole et le souffle. Des cris fusent, des rires éclatent. Ceux qui hésitaient encore se retrouvent trempés. Les enfants exultent. De beaux souvenirs sont en train de se tricoter.
Andrée recule, prend des photos. Luis lui ordonne de poser son appareil et la poursuit en riant.
"Merde! Dit Annabelle. Damien aurait adoré!"
Joseph, qui porte Angie, lui trempe les orteils, lui mouille les jambes, la porte au-dessus du courant pour qu'elle attrape l'eau. Elle éclate de rire.
Un rire qui emporte tout le monde. A peine si Odette s'est rendu compte que sa mise en plis est fichue.
Le temps coule joyeusement, comme le ruisseau. Ce sont les petits, affamés qui rappellent aux parents qu'il est temps de rentrer.
Le repas des plus jeunes voisine alors avec les préparatifs de l'apéro pendant qu'Andrée et Luis étendent maillots et serviettes.
Jérémie sort les bières, Annabelle le saucisson et la tapenade, les gamins s'emparent d'un sac de ships.
Mais Odette ne perd pas le nord! Elle veut la fin de "son" histoire.
"Il vous fallait un endroit pour travailler et vous n'aviez plus de chez vous. Vous êtes retournée chez vos parents?
- Heu, non. Je n'y ai même pas pensé!
Alice s'en mêle:
"Elle a pris une des chambres du second.
- Hein? De nouveau Odette et Léa sont synchros.
Alice reprend:
"Au dessus de mon garage il y notre appartement, au premier et un logement "participatif" au second."
En voyant l'air stupéfait d'Odette Alice précise:
"Quand j'ai rénové le second le type avec qui je vivais ne voulait pas de voisins. Il disait qu'il voulait avoir des soirées et des week-ends tranquilles (En fait il voulait pouvoir passer ses nerfs sur elle sans témoin). Alors j'ai loué l'appartement comme salle de réunion et bureaux ponctuels. Ça fonctionnait pas mal mais les clients râlaient parce que c'était au second sans ascenseur et que l'adresse était un peu excentrée.
Et puis, après que j'ai eu viré Sylvain, j'ai eu besoin d'une chambre pour loger un copain devenu SDF. Alors j'ai arrêté de louer et j'ai ouvert l'appartement à ceux qui ont besoin d'un toit le temps de se refaire. En échange ils ou elles me rendent des services ou rendent des services à des personnes de qui je suis redevable."
Odette est bouche bée.
"Vous avez entendu parler du SEL, Système d’Échanges Local? C'est le même principe. Pour faire court, l'une de mes voisines va chercher Louis à l'école, l’emmène chez l'orthophoniste et le garde quelques heures par semaine. En échange je fais la vidange de sa voiture et l'un des habitants du second tond sa pelouse, taille sa haie. Quand je vais chez la coiffeuse, c'est un peu de ménage ou de menues réparations qui servent de payement. J'ai ainsi payé mon pain pendant plusieurs mois quand l'un des "locataires" a repeint la boutique."
Odette n'arrive toujours pas à fermer la bouche.
"Cela fonctionne très bien, vous savez! Andrée est en train de mettre ce système en place dans son coin. Son usine participative part du même principe. Monnaie locale et échange/troc de biens ou de services.
- Je comprends mieux où maman a pêché ses idées! Dit Léa.
- Oh! dit Alice. Cela ne vient pas de moi! C’est en discutant entre nous, les A, que les choses se sont mises en place. Et puis par tâtonnements. Avec l'idée que l'on peut créer une autre société."
J'ajoute:
"Loïc utilise le même mode de fonctionnement pour son auberge. Les clients qui payent couvrent les charges de la structure qui fonctionne grâce aux "services" rendus par les autres habitants de la maison.
- Les autres habitants?" Demande Odette qui a réussi à fermer la bouche mais qui ouvre des yeux comme des soucoupes.
Loïc intervient:
"Des réfugiés, des SDF, des femmes qui fuient leurs maris, des jeunes, des vieux, qui se sont cassés la figure
, qui fuient leur vie."
Loïc poursuit:
"Nous avons un potager communautaire, un atelier de rénovation de meubles, d'entretien de cycles. Chaque projet amené par l'un ou l'autre est expérimenté. Nous conservons ceux qui fonctionnent."
"Donc c'est au second étage du garage que je me suis installée. Et c'est là que je me suis vraiment mise au boulot. J'ai mené de front, en parallèle, mon reportage sur la fresque, ma guérison, le livre sur Annabelle, ma guérison, la rédaction du fascicule pour CARE, ma...
- Et la rénovation de ta voiture!" Ajoute Alice, taquine.
"Oui, ma voiture! Une énorme découverte pour moi!! Je n'avais jamais ouvert un capot, tout  juste si je savais qu'il y a une batterie dans une voiture!"
Alice éclate de rire.
"J'ai surtout servi d'arpette Passe-moi la clef de truc, tiens ça, etc...
- Oui, mais par contre tu as assuré pour la sellerie!
- La sellerie? S'étrangle Odette.
- Oui, les sièges, la banquette. Dit Alice .
- Elle a tout démonté, tout décousu, puis tout refait.
- Nous en avons passé du temps pour choisir les couleurs, la carrosserie, les tissus."
Des futilités auxquelles l'on donne de l'importance parce que l'important est réglé ou en passe de l'être.
Les petits ont terminé leur repas et c'est l'heure des câlins.
Annabelle et Jérémie se sont retrouvés autour du barbecue et Pierrick grommelle:
"Ces deux-là! Toujours fourrés l'un avec l'autre! Si je n'étais pas sur de l'inclinaison de Jérémie...
- Et de celle d'Annabelle!" Ajoute Alice en riant.
L'éclat de rire est général.
Les bébés couchés, c'est au tour des enfants de manger.
Pour les adultes c'est la seconde tournée d'apéro et l’apparition des tartes aux légumes.
Jérémie et Annabelle se sont un peu disputés pour la musique et se sont accordés sur du reggae soft.
La lumière baisse, le ciel s'embrase. Les conversations se font plus sourdes, plus lentes.
Odette a l'air un peu pompette. Elle glousse ou somnole. Cela a fait rire Damien qui a appelé. Il a l'air de bien s'amuser de son coté.
Andrée demande à Annabelle:
"Il t'a confié ses chaumes?
- Ses chaumes? Demande Léa.
- Oui! Lui répond Andrée. Tu connais cette habitude, qui tombe en désuétude, qu'ont certains agriculteurs de brûler leurs chaumes en fin d'été? L’écobuage?"
Léa acquiesce:
"C'est pour enrichir les sols pour l'année suivante?
- Oui, c'est ça! Et bien chaque année nous brûlons nos chaumes pour enrichir l'année suivante. C'est des buts de nos retrouvailles chaque année.
- Oh! Souffle Odette qui, pour finir, ne dormait pas.
- Pour bien comprendre tout cela il faut raconter la suite de l'histoire." Affirme Pierrick.
Tout le monde est à table, le plat de saucisses, de ribbs, de brochettes tourne dans un sens pendant que les salades tournent dans l'autre.
"La suite de l'histoire, Odette, ça vous dit? Demande Jérémie.
- Mais bien sûr." Affirme Odette, qui va mieux depuis qu'elle a mangé. On en était à l'écriture au second étage du garage.
- En effet, et Aimée semblait aller beaucoup mieux". Dit Alice.
Je réponds doucement:
"Mais il restait les dernières volontés de Laurent. Cela me tracassait. Ses cendres étaient enfermées dans ce casier moche et nous n'avions pas fait la fête dans son jardin comme il me l'avait demandé.
- Oh!!!(Décidément Odette ne fait pas dans la variété!)
- Quand elle nous en a parlé, raconte Alice, nous avons réuni un conseil des A.
- Par message privé? Interroge Odette.
- Et établit un plan de bataille." Complète Jérémie.
Je ne pouvais pas m’approcher du jardin, de la maison, cette maison qui avait été la mienne, tant que Thérèse était dans le coin.
"Nous avons pensé, dit Jérémie, que les parents de Laurent ne pourraient pas refuser à ses amis d'organiser une petite cérémonie commémorative un an après sa disparition."
Il fallait agir finement, en mettant les bonnes personnes dans la confidence. Les bonnes personnes à contribution.
"Aimée s'est chargée de prévenir les amis de Laurent. Raconte Andrée.
- Et elle nous a fait une liste des "alliés" de Thérèse, ajoute Alice.
Nous voulions à tout prix éviter que les parents de Laurent viennent perturber la cérémonie que nous organisions dans son jardin. Mais ils étaient les propriétaires de la maison et du jardin. Qu'ils avaient d'ailleurs laissés à l'abandon depuis la mort de Laurent.
"Alors nous avons organisé deux hommages. Raconte Alice.
- Mais? Interroge Odette.
- Nous avons mis Youri, le meilleur ami de Laurent à contribution. Continue Andrée. Il est allé voir Thérèse et lui a demandé l'autorisation d'organiser un hommage un samedi après-midi. Il a bien caressé Thérèse dans le sens du poil en lui parlant d'une éventuelle messe et il a proposé de s'occuper de tout, traiteur, diaporama, invitation des amis. Sans jamais parler d'Aimée.
Nous avons laissé murir et quand Thérèse a accepté nous avons lancé la machine: d'un côté une "réunion" chez Thérèse où elle ajoutait ceux qu'elle souhaitait à une liste d'amis. De l'autre la vraie cérémonie avec Aimée et leurs amis.. Pour qu'elle ait lieu, comme Laurent le souhaitait, dans le jardin, il fallait non seulement occuper Thérèse mais aussi avoir les clefs (les serrures avaient été changées). Youri lui demanda s'il pouvait se rendre dans la maison pour récupérer des photos de Laurent pour faire un diaporama.
- C'est l'argument "puisque Vanessa a disparu" qui a fait céder Thérèse. Ajoute Annabelle. Youri a eu les clefs dont nous avons immédiatement fait un double."
Andrée glousse:
- Les photos que nous avons utilisées pour le diaporama (trouvées dans le cloud, pas dans la maison) étaient toutes des photos avec Aimée!
- M'enfin! S'exclame Odette.
- Vous êtes entrés, vous avez fait une fête chez Laurent sans autorisation? Léa est estomaquée.
- Bah, ce n'est pas de truc le plus illégal que nous avons fait! Ajoute Andrée, le sourire aux lèvres.
- Non! Mais qu'avez-vous fait? Demande Léa.
- Vous ne le répèterez pas? Hein? Parce que la réputation de Pierrick en prendrait un sacré coup! Demande Jérémie fébrile.
"Bien sûr!" S'exclament Odette et Léa en chœur.
Pierrick rit.
"Une seconde!" demande Andrée qui part avec Alice chercher les sorbets et renouveler l'eau fraiche.
"M'enfin, vous n'avez tout de même pas enfreint la loi? S'étonne Léa.
- Et bien... On pourrait considérer que nous sommes coupables d'enlèvement. Répond Andrée qui se réinstalle.
- Ou de vol avec effraction." Ajoute Alice avec sérieux.
Odette s'est redressée, tout ouïe.
Léa regarde sa mère, incrédule: "Maman..?"
J'interviens vivement: 
"Rien ne peut vous être reproché! Nous avons juste fait en sorte de respecter la volonté de Laurent."
Pierrick reprend le fil du récit:
"Nous avons organisé les deux cérémonies et la veille nous sommes allés récupérer les cendres de Laurent dans le columbarium.
- Hein! Odette s'étrangle avec sa glace.
- Maman!!!" Léa est entre le rire  et l'étouffement.
Je raconte:
"Pierrick avait fait des repérages, posé des questions à ses "collègues"  des pompes funèbres locales et nous avons formé trois équipes: Deux équipes de guetteurs, chargés aussi d'occuper ceux qui pourraient s'approcher et une équipe de "casseurs".
Andrée poursuit:
- Pierrick nous avait montré comment ouvrir le casier sans dégâts. Nous avons caché l'urne dans un seau avec des fleurs fanées dessus puis nous avons replacé la plaque."
Jérémie glousse:
- Elle tient avec du silicone transparent!"
"Mais c'est incroyable cette histoire! Dit Odette.
- Ce qui le plus incroyable c'est la suite. Ajoute Pierrick. Le lendemain, en début d'après-midi, comme prévu Thérèse a réuni quelques copains et amis de Laurent, qui ne sont pas restés, des amis et voisins à elle et ils ont mangé des petits fours avant d'aller assister à une messe hommage.
-Youri s'est chargé, discrètement, de faire savoir que si Vanessa n'était pas là c'était parce que Thérèse l'avait mise à la porte." Souffle Alice.
Le silence dure quelques secondes et je reprends, la voix pas très assurée.
"Nous nous sommes retrouvés dans le jardin. Tous ses amis étaient là. Les miens aussi. Mes collègues, mes copines du lycée, mes parents. Nous avons levé notre verre en l'honneur de Laurent, pas du blanc. Il y a eu des textes, des poèmes, des chansons et à la nuit tombée nous avons allumé un grand feu. Nous y avons jeté les feuilles des textes qui avaient été lus, des fleurs. Et au plus fort du brasier nous y avons ajouté les cendres de Laurent."
Le silence se fait de nouveau.
Loïc, qui débarrassait avec Alice, dépose un baiser sur le sommet de ma tête. 
"C'est pour ça que vous parlez d'écobuage? C'est ça que vous préparez?
- Oui. Répond Loïc. C'est ça. Chaque année, depuis ce jour, nous nous réunissons pour faire un grand feu.
- D'ailleurs, dit Joseph, en voyant arriver le propriétaire  du gite les bras encombrés, je crois que nous allons commencer!"
Dans un grand mouvement d'ensemble tous se lèvent, en attrapant la vaisselle, les plats, rentrent en passant par la cuisine, où la table s'encombre, et filent chercher les "chaumes" qu'ils ont préparés.
Tout le monde se retrouve derrière le gite, au milieu du pré.
Le bucher se dresse au centre d'un espace "aménagé" de quelques chaises de jardin, des bancs en arc de cercle.
Certaines s'enroulent dans des châles, des plaids, d'autres ont enfilé un pull, un sweat. Annabelle a drapé une couverture sur les épaules d'Odette, encombrée de son plâtre. La nuit est noire, il faut du temps pour que les yeux, habitués à la lumière de la terrasse, accommodent.
Joseph et Louis, un sourire jusqu'aux oreilles, s'installent derrière leurs djembés.
Le rythme démarre doucement, l'un en écho de l'autre. Louis ressent le son des percussions. Il vit la musique.
Le propriétaire du gite, Gilles, enflamme les deux bouts d'un bâton avec lequel il commence à jongler. La musique se fait de plus en plus rapide, plus intense, elle répond au bruit, impressionnant, des flammes. Gilles fait tourner son bâton, créant des cercles de feu, à droite, à gauche, il lance le bâton au-dessus de sa tête. Chacun retient son souffle, le rattrape, le fait tourner autour de son cou.
Des exclamations fusent. Le bruit, comme un souffle rauque, des flammes et la chaleur rayonnante impressionne même les plus aguerris.
"C'est beau!" Chuchote Odette.
Les cercles s'enchainent, la musique roule.
Et quand l'un des côtés du "staff" s'éteint, à bout de carburant, Gilles se sert de l'autre pour allumer le bûcher.
Les applaudissements couvrent presque les djembés.
Le feu s'élève, monte vers le ciel étoilé.
Plus personne n'a froid.
Annabelle se met à chanter, Jérémie la rejoint et tous en chœur ils reprennent le refrain.
Alice, Pierrick, Luis dansent. Léa attrape les mains de sa mère pour l'entrainer avec eux.
Odette tape des mains comme une gamine.
Puis vient le temps où le feu s'apaise, les flammes baissent d'intensité.
Le rythme des djembés devient plus doux, plus sourd.
Andrée prend Luis et ensemble ils s'approchent. Ils jettent un petit paquet au milieu des braises. Cela fait des étincelles.
Annabelle s'approche alors avec deux rouleaux enrubannés qui s'enflamment en un instant.
Louis lâche son djembé  pour ajouter une enveloppe, relayé par Joseph qui jette une poignée de ce qui ressemble à des confettis. Alice rayonne. Elle apporte des confettis aussi.
"C'est le moment." Dit Andrée à Léa qui jette la photo de son ex au milieu des flammèches.
Je m'approche alors avec la lettre que j'ai écrite pour Thérèse. Pour lui dire tout le mal qu'elle m'a fait. Et je la brûle. Le geste est purement symbolique. Thérèse ne recevra jamais ce courrier mais je l'ai écrit et je m'en suis débarrassée.
Pierrick approche et brûle son dernier paquet de cigarettes. Pour Jérémie ce sera les papiers de la voiture avec laquelle il est sorti de la route, il y quelques mois. Loïc embrase une petite branche du tilleul qu'il a dû faire abattre dans la cour de l'auberge parce qu'il était mort.
Odette ronchonne: "Si elle avait su elle aurait brûlé sa carte de membre de club de bridge. Elle en a perdu la présidence et..."
Annabelle lui propose de brûler un paquet de cartes.
Odette lui répond que, non, ça peut encore servir...
Mais pour l'an prochain, elle se préparera, elle aura, elle aussi, des chaumes à bruler.
Annabelle lève les yeux au ciel et se met à rire.
L'an prochain...
Quoi qu'il arrive l'an prochain nous serons là, les uns pour les autres.

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