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dimanche 24 mars 2019

Dans mon cahier tout gondolé.

C'est encore Laurène:


Je ne sais pas où me mettre! 
Au soleil j'ai trop chaud, j'ai l'impression de cuire à petit feu. Les zones d'ombre, en bas des murs, sont prises. L'ombre du tilleul (Victoria ne savait pas que c'était un tilleul, dès fois elle est complètement ignare!) bouge trop vite. Il faut tout le temps trimballer les serviettes, les bouteilles d'eau, le goûter XXL de Victoria, le carnet de dessin de Joseph, mon bouquin, mon cahier. 
Enfin, quand ils sont là. Parce que là ils m'ont plantée. 
Où sont-ils tous passés?
On avait bien rendez vous à 14h?
A moins que ce soit 14h30? Je crois me souvenir que...
Si Gildas était là il me dirait que je suis souvent distraite, à coté de mes pompes. Que mes lutins me montent à la tête. Mouais...
Peut-être que en creusant... Il me semble me rappeler... 
15h! Le rendez vous est à 15h. Victoria a rendez vous chez l’orthodontiste, Joseph est puni. Il doit nettoyer les graffitis qu'il a fait sur les panneaux de sa rue. Il a dessiné des lutins partout. Quel couillon! Il est repérable comme le nez au milieu de la figure (c'est une expression de mamie que j'aime bien). Il aurait fait ça en ville ce serait passé comme une lettre à la poste (encore une expression rigolote de mamie. Elle dit qu'avant on ne communiquait que par courrier).
Et Gildas, doit, comme d'habitude, être avec papa. C'est la saison des foins et il n'est jamais aussi heureux qu'assis en haut de la remorque chargée.
Bon...
Je vais faire comme d'hab. Je vais écrire.
J'espère juste avoir un crayon qui fonctionne. Hier j'ai été obligée de demander au maître nageur de m'en prêter un et ça a duré des heures!
"C'est curieux, qu'est ce que tu écris, comme ça, tout le temps?"
"C'est l'été, tu n'as pas de devoirs quand même?"
"Tu arrives à écrire avec tout ce bruit autour de toi?"
J'ai souris et soupiré.
La lutine du local du maître nageur n'avait pas l'air ravie qu'on l'interrompe pendant sa sieste. Elle a attrapé le coin de la serviette sur laquelle elle était allongée pour se cacher dessous. Je suis sûre que si elle pouvait parler elle aurait râlé.
Il veut toujours tout savoir, le maître nageur!
Qui est qui, qui est avec qui, d'où tu viens, que font tes parents, et est-ce que tu sais nager?
Bon, le coup de savoir nager, je comprends mais le reste!
C'est sans doute qu'il s'ennuie sur sa chaise perchée.
Sa collègue lui parle rarement. Il parait qu'elle l'a envoyé bouler parce qu'il a été trop lourd avec elle. Ce doit être vexant. Surtout qu'elle, elle ne se gêne pas pour draguer tous les beaux mecs qui viennent se baigner.
L'autre fois il y a eu des cris. Une fille qui ne voulait pas qu'elle parle avec son copain. 
Les lutins du bassin se sont tous accrochés aux échelles pour voir et écouter, comme les gens, accoudés au bord de la piscine. C'était comme un spectacle gratuit.  
Moi j'ai trouvé qu'elle était bien con, cette fille. C'est à son copain qu'elle aurait du parler? Non?
Si elle n'a pas confiance elle va avoir une vie d'enfer. 
Victoria a trouvé que c'était normal, que la fille devait défendre ce qui était à elle.
Mouais. Elle a plutôt tout perdu. Parce que le copain est parti fâché.  
En fait je crois que ni Victoria, et les nombreux Jules de sa maman, ni moi avec Charlotte entre (ou avec?) maman et papa, ne sommes très au fait de ce qui est "normal". 
Peut être faudrait-il demander à Gaétan qui a l'air de savoir comment faire puisque "sa" Lola le regarde avec des yeux de merlan fris (Mais où mamie a appris des formules pareilles? Ils avaient des cours spéciaux, à l'école, pour ça? Des cours de... D'images verbales? D'expressions slogan?).
Ah, voilà la maître nageur. Il veut savoir où sont les autres Dalton.
Ouais, on est quatre mais je ne vois pas où est la ressemblance avec les Dalton!
Un grand, large et blond, un noir, maigre et fin, une boulotte aux cheveux frisés et aux dents tordues et une petite maigrichonne aux chevaux raides et à la patte folle?
Ah, zut! Ma patte! 
J'ai oublié de cacher les cicatrices!
Il ne faut pas que je les expose au soleil.
Comme si j'avais envie de les exposer...
Mais en été je ne vais tout de même pas porter un pantalon, ou des collants!
De toute façon je suis sûre qu'il me restera des cicatrices. Même en faisant attention.
Quand Gildas est là j'essaye de les cacher. Je vois bien qu'il culpabilise encore, ce n'est pas la peine de remuer le couteau dans la plaie.
Ce n'est pas la fin du monde, quand même. Une jambe cassée.
J'espère qu'il va finir par penser à autre chose en me voyant parce que je l'aime bien Gildas, tous comptes faits. Il est sérieux comme un pape (une expression très bizarre de mamie!) quand il suit papa à la ferme. Il joue à l'agriculteur. Surtout que papa lui a acheté une combi verte et des bottes (ou alors il lui a donné celles de Wilfried que l'on a pas vu depuis des mois).
Oui, il est sérieux. Il ne voit aucun des lutins qui s'amusent dans le foin, qui se cachent entre les tuyaux de la salle de traite.
Il dit que je suis la seule à les voir.
Moi... Je n'en suis pas sûre. Papa a parfois les yeux dans le vague. Je suis sûre qu'il les regarde.
Mamie aussi, d'ailleurs.
A moins que ce soit ses souvenirs qu'elle voit? 
Cet Abdelkarim qu'elle semble avoir tant aimé.
Elle était toute chose quand je lui ai apporté la boite avec les photos que j'ai trouvé dans la malle.
"Oh, c'était là qu'elles étaient! Je me demandais ce que j'en avais fait. J'étais sûre de ne pas les avoir jetées!"
Elle les a sorties, une à une, sans rien dire.
Je n'ai rien dit non plus. Je n'ai pas osé.
J'ai regardé Elfinette, qui balançait les jambes croisées, allongée sur le ventre, le menton dans les mains, sur l’accoudoir du canapé. Elle aussi regardait les photos.
Mamie si jolie, avec une robe trop cool. Ou un pantalon classe...
Mamie à Paris, devant la tour Eiffel, dans un café, sur la plage avec un maillot incroyable.
"C'était osé, tu sais, de mettre un bikini, à cette époque" m'a dit mamie.
"Comme les pantalons. C'était carrément illégal."
J'en suis restée bouche bée.
"Mes parents étaient très fâchés contre moi. Ils ne voulaient plus me parler."
J'ai bafouillé:
"Mais pourquoi?"
Elle a caressé doucement la photo où on la voyait appuyée sur le torse, entre les bras, de cet homme brun. Tout souriants tous les deux.
Elfinette a arrêté de balancer les jambes, elle a étiré le cou pour mieux voir. A basculé la tête pour regarder mamie.
"Nous vivions ensemble hors mariage, Abdelkarim et moi. Déjà ça c'était intolérable pour eux.
Et puis c'était un arabe. Un étranger. Un même pas chrétien."
Elle a fait une pause.
"Ils n'ont même pas voulu le rencontrer. Alors que nous sommes restés ensemble trois ans."
Mamie me regarde. Elfinette aussi. Avec des yeux éberlués.
" Je ne savais pas que tu avais eu quelqu'un avant papi".
Elle sourit.
"C'est une histoire ancienne. J'ai rencontré ton papi Charles des années après qu'Abdelkarim soit rentré chez lui."
"Il est parti sans toi?"
Je n'en revenais pas!
"Tu étais si belle! Et vous aviez l'air si amoureux!"
Mamie me caresse la joue.
"C'était écrit. Je le savais depuis le début. Il n'était à Paris que pour ses études. Je savais qu'il allait repartir. Que sa vie était ailleurs. Je n'étais qu'une parenthèse. Une autre femme l'attendait là bas."
Incroyable, n'est ce pas?
Même maintenant, quand j'écris tout ça dans mon cahier tout gondolé d'avoir été éclaboussé par les trois Daltons qui viennent d'arriver, j'en suis toute bouleversée.
Abdelkarim est reparti, sans mamie, et elle n'a plus eu de nouvelles depuis!
Pourtant... Depuis la vie a changé, non?

Bien, bien, et pour la suite vous diriez?

2 commentaires:

  1. Waouh ! et bien, et si Laurène retrouvait cet Abdelkarim ? ;)

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