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jeudi 15 août 2019

Projet, second été. 8.

C'est un projet commencé l'été dernier.
Que j'ai laissé maturer dans un coin, que je reprends et retravaille...
Souvent je ne me sentais "pas là". 
Mais les A m'avaient embarqué dans la phase deux de leur projet de sauvetage. Me redonner goût à la vie en me la faisant vivre.
Le projet fresque a démarré. Andrée a "recruté" les jeunes qui voulaient participer. J'ai commencé les portraits. Andrée souhaitait un avant/après.
Ces gosses étaient formidables. Souvent grossiers mais si sensibles. Si naïfs, parfois, curieusement cultivés. Si autocentrés et si empathiques.
Je me suis vite rendu compte qu'il leur manquait quelques clefs, des références. Je voulais leur montrer que la culture n'est pas réservée qu'aux autres. Elle était aussi pour eux. Cela m'a doucement permis de me détacher de moi-même. Mon métier de bibliothécaire est remonté. Je leur ai cherché des livres et comme ce n'était pas simple pour eux, les livres, j'ai cherché comment leur faire découvrir la culture autrement.
Pendant qu'ils travaillaient sur les maquettes de leur fresque, qu'ils organisaient, avec Andrée, des actions pour faire rentrer des sous, je leur ai organisé une virée.
Le début de la guérison. A Roubaix. Oui, une sortie à Roubaix, pas follement exotique, pas follement thérapeutique... Roubaix ne fait pas forcément rêver. Et pourtant, Roubaix... Cela m'a fait un bien énorme.
J'ai cherché ce qui pouvait leur convenir, dans le secteur et je l'ai trouvé à Roubaix "Street génération(s), 40 ans d'urbain". J'ai organisé le déplacement, train régional, tram. J'ai réservé les billets, les pique niques, trouvé des accompagnateurs et je leur ai "vendu "la sortie.
Des gamins avaient protesté: "Une expo! On est pas au collège!"
Mais ils sont tous venus. Avec des adultes très variés: à part "Dédé" (Andrée) et moi il y avait un animateur de la maison pour tous, l'adjointe au maire à "la jeunesse et l'éducation" et deux employés communaux, Monique, responsable du restaurant scolaire (chargée des pique-niques) et Luis, responsable de l'entretien des bâtiments et espaces verts de la commune.
L'expo commençait dans la rue! J'ai découvert des artistes dont je ne soupçonnais même pas la richesse! Les portraits de JR, les sérigraphies de Shepard Fairey, les pochoirs de Jef Aérosol, de Vhils, de C215... Et le grand Space invader. Le collectif FAILE...
De la couleur, des couleurs, des gosses scotchés, emballés. Les adultes pas moins. De l'enthousiasme...
Quelle journée formidable! Après l'expo nous sommes allés pique-niquer le long du canal.
Les gosses se charriaient, nous charriaient, nous les adultes.
Ils étaient ravis d'avoir partagé ce moment, d'avoir découvert le street art autrement. Ils avaient du mal à se remettre d'avoir découvert que les streets artistes pouvaient, étaient, des "vieux". Ils nous ont regardés autrement. Cherchant le jeune sous la surface peut être...
Grâce à eux, à leur "fraicheur", j'ai pris un grand plaisir à faire leurs portraits, le portrait de leurs rêves. Leurs rêves d'un présent différent, comme moi, leurs rêves d'avenir... Et j'ai commencé à l'envisager pour moi. Aussi.
Avec le reportage sur le projet de la fresque je me suis retrouvée à écrire plusieurs heures par jour. Et j'y ai pris plaisir.
"Quelqu'un aurait-il du café?" Maugréé Annabelle, réveillée trop tôt, ou trop tard, de la sieste.
"De quoi parliez-vous?"
Les bébés, les petits, et les grands, émergent. Les compotes, la salade de fruits et les glaces font leur apparition.
Puis Pierrick annonce une surprise: pas très loin il y a un ruisseau dans lequel on peut barboter. Cela provoque une vraie effervescence. On retourne les sacs pour trouver les maillots de bain et les serviettes. On s'exclame. Et les adultes ne sont pas les moins excités.
Odette râle carrément:  "Si j'avais su j'aurais emmené mon maillot!"
Annabelle lève les yeux au ciel: "Vous voulez que je vous en prête un? Je dois avoir un bikini dans le fond de ma valise."
Odette la regarde avec des yeux ronds. D'autant plus ronds que c'est la vérité.
Une demie heure plus tard toute la compagnie est au bord de l'eau.
Odette, un peu boudinée dans le maillot à pois de sa belle fille, marche dans le ruisseau, en se tenant aux branches du saule, rêveuse.
Et c'est Annabelle, royalement assise dans le ruisseau, sur une pierre plate, son "trône", qui reprend le fil du récit.
"Et puis j'ai embarqué Aimée..."
Elle était arrivée un matin. Une vraie tornade. Le reportage sur la fresque était bien avancé, les portraits "avant" étaient en ligne sur le blog, un premier rendez-vous avait eu lieu avec Mr Plume. Et une date avait été fixée pour la réalisation en elle-même quelques semaines plus tard.
"Puisque te voilà écrivain public (c'était la première fois qu'on me qualifiait ainsi) je t'embauche pour faire la promotion de notre action. Je ne peux pas te payer mais tes frais de voyage seront entièrement pris en charge.
- Frais de voyage? J'étais interloquée.
- Nous partons pour l'Afrique dans 10 jours. Et dès demain tu vas suivre les préparatifs de ce voyage. Ce n'est pas une proposition, c'est un ordre! Tu termineras ton reportage sur la fresque quand elle sera réellement en chantier."
Et dès le lendemain j'ai débuté la double tâche de rédiger une plaquette sur CARE et son action au Tchad et écrire sur Annabelle, elle-même. Sur le handicap et sur la vie professionnelle, sur le handicap et la vie en général.
Odette s'étonne: "Il y a un livre sur Annabelle?"
Celle-ci bougonne: "Oui, adressé uniquement à ceux et celles qui se retrouvent handicapés!"
Au contraire ce livre est adressé à ceux qui ne le sont pas mais, bien sur, surtout pas à Odette...
Annabelle ne m'a pas demandé ce livre. C'est de ma propre initiative que je l'ai écrit. Vivre un mois à ses côtés m'a fait changer définitivement de point de vue sur le handicap.
Le handicap n'est qu'une donnée parmi d'autres, quasiment un détail quand on est emporté dans le sillage d'Annabelle.
"Écrire sur Annabelle a été mon premier projet vraiment personnel.
- A part la sortie à Roubaix. Ponctue Andrée.
- A part la sortie à Roubaix. Mais cette sortie c'était... Comment dire? Les circonstances qui me l'ont dicté. Là c'était en toute conscience, en quelque sorte, que je l'ai décidé.
Annabelle rit, un peu gênée. Je reprends:
"Annabelle c'est tout d'abord l'organisation. Elle fait une liste, un tableau, un schéma, prend son téléphone, son ordi et hop! C'est une machine bien huilée qui se met en branle.
- Bah, c'est mon métier. Rétorque Annabelle.
- Peut-être mais c'est impressionnant! A peine j'étais arrivée chez toi, à peine j'ai eu le temps de faire connaissance de Damien que, zou, nous étions dans l'avion.
- Je n'ai jamais été en Afrique. Dit rêveusement Léa.
- Et bien... C'est... Dépaysant. Pour le moins! Nous avons atterri à N'djaména et nous avons été dans l'ambiance immédiatement. La chaleur, l’attente, la poussière. Les couleurs, les odeurs, le bruit...
Je me suis sentie larguée."
Je m'étais mise dans le sillage d'Annabelle et j'avais essayé de ne rien rater, pas une photo, pas un témoignage, pas une action.
"Mais que faisiez-vous au Tchad?" Demande Léa.
Annabelle lui répond:
"J'assurais une mission logistique pour une ONG. J'apportais des équipements pour des antennes gynécologiques "de campagne", des toilettes mobiles, des panneaux solaires, du matériel pédagogique. Je devais aussi rencontrer les acteurs locaux pour déterminer les besoins, humains, de formation, en matériel.
Et je voulais montrer ce pays magnifique, ces gens formidables à Aimée.
- Ce n'est pas un peu risqué, le Tchad? Demande Léa.
- Oh, si! Il y a des risques! Surtout dans le Nord du pays. Boko Haram y est encore très présent. C'est un pays en guerre.
- Mais... Odette est bouleversée.
- Je n'y suis plus retournée depuis que nous avons des enfants, Odette. Je travaille maintenant dans des pays plus sûrs. Mais vous savez, on peut se faire renverser en sortant de chez soi..."
Odette bougonne.
Je reprends:
"Le Tchad m'a beaucoup apporté. Et j'en ai ramené un nouveau projet de vie. Avec ce voyage j'ai trouvé vers où aller. Quand nous sommes rentrées au bout de trois semaines j'avais deux livres à écrire. Et pour cela il me fallait un endroit, un chez moi. Je ne pouvais pas continuer à squatter le clic-clac du bureau de Damien!
- Et chez moi il n'y avait plus de place. Ajoute Andrée. J'hébergeais les petites de Mona pendant sa désintox. Le père des gamines venait de partir en prison pour un bon moment et elle savait qu'il fallait qu'elle réagisse si elle ne voulait pas en perdre la garde."
De grandes gerbes d'eau coupent soudain la parole et le souffle. Des cris fusent, des rires éclatent. Ceux qui hésitaient encore se retrouvent trempés. Les enfants exultent. De beaux souvenirs sont en train de se tricoter.
Andrée recule, prend des photos. Luis lui ordonne de poser son appareil et la poursuit en riant.
"Merde! Dit Annabelle. Damien aurait adoré!"
Joseph, qui porte Angie, lui trempe les orteils, lui mouille les jambes, la porte au-dessus du courant pour qu'elle attrape l'eau. Elle éclate de rire.
Un rire qui emporte tout le monde. A peine si Odette s'est rendu compte que sa mise en plis est fichue.
Le temps coule joyeusement, comme le ruisseau. Ce sont les petits, affamés qui rappellent aux parents qu'il est temps de rentrer.
Le repas des plus jeunes voisine alors avec les préparatifs de l'apéro pendant qu'Andrée et Luis étendent maillots et serviettes.
Jérémie sort les bières, Annabelle le saucisson et la tapenade, les gamins s'emparent d'un sac de ships.
Mais Odette ne perd pas le nord! Elle veut la fin de "son" histoire.
"Il vous fallait un endroit pour travailler et vous n'aviez plus de chez vous. Vous êtes retournée chez vos parents?
- Heu, non. Je n'y ai même pas pensé!
Alice s'en mêle:
"Elle a pris une des chambres du second.
- Hein? De nouveau Odette et Léa sont synchros.
Alice reprend:
"Au dessus de mon garage il y notre appartement, au premier et un logement "participatif" au second."
En voyant l'air stupéfait d'Odette Alice précise:
"Quand j'ai rénové le second le type avec qui je vivais ne voulait pas de voisins. Il disait qu'il voulait avoir des soirées et des week-ends tranquilles (En fait il voulait pouvoir passer ses nerfs sur elle sans témoin). Alors j'ai loué l'appartement comme salle de réunion et bureaux ponctuels. Ça fonctionnait pas mal mais les clients râlaient parce que c'était au second sans ascenseur et que l'adresse était un peu excentrée.
Et puis, après que j'ai eu viré Sylvain, j'ai eu besoin d'une chambre pour loger un copain devenu SDF. Alors j'ai arrêté de louer et j'ai ouvert l'appartement à ceux qui ont besoin d'un toit le temps de se refaire. En échange ils ou elles me rendent des services ou rendent des services à des personnes de qui je suis redevable."
Odette est bouche bée.
"Vous avez entendu parler du SEL, Système d’Échanges Local? C'est le même principe. Pour faire court, l'une de mes voisines va chercher Louis à l'école, l’emmène chez l'orthophoniste et le garde quelques heures par semaine. En échange je fais la vidange de sa voiture et l'un des habitants du second tond sa pelouse, taille sa haie. Quand je vais chez la coiffeuse, c'est un peu de ménage ou de menues réparations qui servent de payement. J'ai ainsi payé mon pain pendant plusieurs mois quand l'un des "locataires" a repeint la boutique."
Odette n'arrive toujours pas à fermer la bouche.
"Cela fonctionne très bien, vous savez! Andrée est en train de mettre ce système en place dans son coin. Son usine participative part du même principe. Monnaie locale et échange/troc de biens ou de services.
- Je comprends mieux où maman a pêché ses idées! Dit Léa.
- Oh! dit Alice. Cela ne vient pas de moi! C’est en discutant entre nous, les A, que les choses se sont mises en place. Et puis par tâtonnements. Avec l'idée que l'on peut créer une autre société."
J'ajoute:
"Loïc utilise le même mode de fonctionnement pour son auberge. Les clients qui payent couvrent les charges de la structure qui fonctionne grâce aux "services" rendus par les autres habitants de la maison.
- Les autres habitants?" Demande Odette qui a réussi à fermer la bouche mais qui ouvre des yeux comme des soucoupes.
Loïc intervient:
"Des réfugiés, des SDF, des femmes qui fuient leurs maris, des jeunes, des vieux, qui se sont cassés la figure
, qui fuient leur vie."
Loïc poursuit:
"Nous avons un potager communautaire, un atelier de rénovation de meubles, d'entretien de cycles. Chaque projet amené par l'un ou l'autre est expérimenté. Nous conservons ceux qui fonctionnent."
"Donc c'est au second étage du garage que je me suis installée. Et c'est là que je me suis vraiment mise au boulot. J'ai mené de front, en parallèle, mon reportage sur la fresque, ma guérison, le livre sur Annabelle, ma guérison, la rédaction du fascicule pour CARE, ma...
- Et la rénovation de ta voiture!" Ajoute Alice, taquine.

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